Ignorant le projet lauréat du concours d’architecture de 2009, les actionnaires de Luxtram SA, soit l’État et la Ville, choisissent désormais des solutions bricolées pour l’insertion urbaine du tram

Basic or bespoke ?

d'Lëtzebuerger Land vom 05.08.2016

L’histoire n’est pas sans rappeler celle de la genèse du Mudam, alors encore intitulé « Pei-Musée » avec quelque dédain pour cet étranger qui voulait construire un musée ambitieux aux Trois Glands, avant de devoir couper dans le vif de son projet pour le faire accepter. Sauf qu’ici, on n’a pas entendu le débat sur la nécessité de revoir les ambitions esthétiques à la baisse. C’est une histoire de design et d’architecture qui se voulaient de haut vol, de qualité, uniques dans leur conception, destinés uniquement à ce lieu – et qui doivent finalement faire place à du bricolage typiquement provincial, où on a recours à des hérauts locaux et à des solutions toutes faites avec des arguments de rationalité et de bon sens. Mais dans l’ordre.

Mars 2009. Grand raout au Tramsschapp à Hollerich. Les ministres Lucien Lux, Transport (LSAP), Claude Wiseler, Infrastructures (CSV) et Jean-Marie Halsdorf (Intérieur, CSV), le maire de la capitale Paul Helminger (DP) et son échevin délégué à la mobilité, François Bausch (Déi Gréng) présentent en grande pompe le gagnant du concours d’architecture européen pour « proposer des solutions de traitement architectural de l’ensemble de la ligne [de tram] et d’en vérifier l’application en cours de réalisation ». Cinq groupements d’architectes – sur les seize qui avaient déposé une candidature –, avaient été invités à y participer, et le jury a finalement retenu deux finalistes : le cabinet londonien Lifschutz Davidson Sandilands et les luxembourgeois Metaform (avec l’atelier 4D et le designer Xavier Lust). Luxtram, qui n’était alors qu’un groupement d’intérêt économique, tout en saluant le projet de Metaform, s’est finalement décidé pour celui de Lifschutz Davidson Sandilands, dont il anticipa les capacités « à maîtriser toutes les dimensions du projet et à assurer une bonne intégration de la ligne de tramway dans le milieu urbain », surtout grâce à « son intérêt pour les interactions entre espaces urbains et vie sociale et économique ».

Lifschutz Davidson Sandilands (LDS) est un de ces bureaux d’architecture internationaux qui forcent le respect. Fondé en 1986 par Alex Lifschutz et Ian Davidson (mort en 2003), il a acquis une certaine notoriété grâce à son réaménagement de la South Bank à Londres, a construit des ponts (comme la Golden Jubilee Bridge) et des stades. Leurs propositions pour l’implantation du tram à Luxembourg se basait d’abord sur une analyse fondée de l’existant – ils constatèrent par exemple l’encombrement visuel de l’espace public de la capitale dû aux nombreux panneaux, éléments disparates de mobilier urbain etc. Et leurs solutions semblaient naturelles, évidentes, tout en retenue et dans le plus grand respect de l’esthétique des lieux. Ainsi, l’orientation des piétons et des utilisateurs du tramway allaient se faire grâce à des matériaux différents, comme du granite gris argenté pour les aires piétonnes ou des bandes « intelligentes » en pierre bleue belge. Sur l’avenue de la Liberté par exemple, les mâts étaient en partie cachés par les arbres, les caténaires servaient aussi à l’éclairage de la voirie. Place de Paris, ils prévoyaient un kiosque multi-fonctions (sanitaires, vente de journaux et/ou de fleurs...) et différentes solutions intégrées pour l’offre actuelle d’animations qui s’y tiennent au courant de l’année, du marché de Noël jusqu’aux public viewings de manifestations sportives.

Sur le site Internet de LDS, le projet, qui a toujours le statut de « projet courant », les architectes décrivent leur philosophie pour le tramway de Luxembourg : « It is based on three simple ideas: firstly remove unnecessary clutter; secondly install locally sourced high-quality paving with bespoke street furniture and finally configure the boulevards and public spaces to respond to the buildings that line them ». En restaurant « simplicity and sensitivity », cette insertion urbaine d’une infrastructure de transport devait permettre au public de se réapproprier l’espace urbain. Les stations en soi étaient réalisées sur mesure pour chacune de la douzaine prévue à ce stade, en bois, verre et acier patinable, avec un mobilier moderne et résistant. Tout semblait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, le gouvernement et la Ville signifiaient que ce tramway – qui n’avait pas encore passé l’étape législative et demeurait encore au stade de projet politique délicat car contesté pour son coût et son bien-fondé – allait être beau et même avantageusement intervenir dans l’espace public.

L’avis de marché européen publié le 1er juillet dernier vint donc comme une surprise : Luxtram, désormais une SA avec les capitaux de l’État et de la Ville, y cherche l’offrant au prix les plus bas pour la « fourniture de mobilier urbain pour le tronçon A de la ligne de tramway », soit « 30 corbeilles de propreté, 500 barrières de protection, 6 fontaines à boire, 72 grilles d’arbres, 100 appuis vélos... » Vis-à-vis du Paperjam, qui a démasqué le pot-aux-roses dans sa newsletter du 28 juillet, Frédéric Belony, le directeur technique de Luxtram, parle d’un « choix politique » qui fait que l’on ait quitté la « logique du sur-mesure » pour opter plutôt pour des équipements existants. L’échevine Déi Gréng de la capitale, Sam Tanson, tout en évoquant le coût de la solution customisée, y invoque surtout une « nécessité d’harmonisation ». Immédiatement, les députés socialistes et élus locaux de la capitale (où ils sont dans l’opposition), Marc Angel et Franz Fayot, posent une question parlementaire : « Qu’est-ce qui a motivé Monsieur le ministre du Développement durable et des Infrastructures à passer outre aux propositions du lauréat du concours de 2009 ? Pour quelles raisons le mobilier proposé par Lifschutz Davidson Sandilands Studios n’a-t-il pas été retenu ? » Et : « Monsieur le ministre peut-il confirmer que la nouvelle soumission est formulée de telle manière à octroyer de fait le marché du mobilier du tram à l’entreprise JC Decaux » ?

Car voilà le fin mot de la polémique : les connaisseurs du secteur affirment que l’avis de marché est d’une telle envergure et spécificité que seul le géant français Decaux serait à même d’y répondre. JC Decaux, comme Jean-Claude, le fondateur, qui vient de décéder en mai de cette année à l’âge de 78 ans, a fait de sa société le numéro un mondial du mobilier urbain. Il fut l’inventeur de l’abribus, en 1964, proposant aux élus locaux de leur construire des aubettes pour les utilisateurs des transports en commun, en échange de l’exploitation des surfaces publicitaires sur ces équipements. En 1980, il lance les sanisettes, toilettes publiques à entretien automatique. Puis vint le système de location de vélos, qu’il imposa d’abord à Lyon, puis à Paris (marché décroché après une longue bataille judiciaire avec son principal concurrent, Clear Channel), et, en 2008 au Luxembourg, où le système Vél’oh compte désormais 72 stations. Dans sa nécrologie, Sibylle Vincent de Libération écrivit, le 27 mai : « Quelle tristesse que l’infinie reproduction de ces mobiliers urbains multipliés ad libitum dans toutes les villes de France mais aussi du monde. Sans compter le style, d’un goût peu sûr ». Selon Le Monde, JC Decaux, désormais dirigé par les trois fils de JC, serait présent dans 55 pays et aurait réalisé en 2015 un chiffre d’affaires record de 3,2 milliards d’euros. Au Luxembourg, la société exploite les abribus, la location de vélos, les colonnes Morris réservées à l’affichage culturel et l’affichage publicitaire à l’aéroport du Findel. Prêter une certaine connivence du milieu politique avec le fournisseur d’équipements et de services est donc un pas que beaucoup franchissent.

À Londres, chez Lifschutz Davidson Sandilands pourtant, pas de scandale : « C’est ce qui arrive avec les concours, c’est comme ça », concède Nick Gibbs, l’attaché de presse du bureau. Qui ajoute qu’il s’agit d’un choix politique d’opter pour un autre design que le leur, mais que ceci est tout à fait dans les attributions du ministre. « We wish the project every success going forward ». Au Luxembourg par contre, c’est motus et bouche cousue désormais : le ministre François Bausch est en vacances, tout comme son attachée de presse, et Luxtram fait savoir qu’elle ne communique pas sur le sujet en attendant que le ministre réponde à la question parlementaire.

L’argument pécuniaire ne peut pas être le seul invoqué, car le travail de Lifschutz Davidson Sandilands a déjà été fourni et rémunéré : ils avaient développé leur projet jusqu’au stade de l’avant-projet détaillé. L’argument de l’uniformisation esthétique semble lui aussi délicat, puisque de nombreux acteurs interviennent désormais sur le tracé du tram, du bureau d’ingénierie en passant par l’équipementier jusqu’aux administrations publiques. Alors que Luxtram a commencé à poser les premiers rails au Kirchberg le mois dernier et que le premier tronçon, celui du Kirchberg, doit être prêt l’année prochaine, comme prévu, tout semble désormais décidé. Les rames ont été commandées l’année dernière auprès de l’espagnole Construcciones y Auxiliar de Ferrocarriles (CAE), avec un design d’Eric Rhinn, agrémenté par l’artiste Michel Léonardi et la designer lumière Isabelle Corten. Mais on sait aussi qu’un nouvel appel à idées pour la construction des stations a été remporté par Paul Wurth et le bureau Beng, qui a conçu des projets beaucoup plus ludiques et baroques pour les principaux arrêts (comme la Place de l’Étoile, dont la maquette est exposée boulevard Roosevelt).

Geknéchels Tout indique donc qu’il s’agit à nouveau d’un de ces actes manqués dont le Luxembourg semble avoir le secret. Au lieu de faire quelque chose de conséquent de A à Z, on tombe dans le bricolage, dans le Geknéchels. On imagine aisément les réunions avec les fonctionnaires des différentes administrations, qui trouvent la pierre proposée par « les Anglais » trop chère, invoquent un certain protectionnisme en faveur des architectes locaux et proposent finalement des solutions patchwork qui répondent aux attentes de tout le monde. La piste cyclable qui sera suspendue sous le Pont Adolphe en est un bel exemple : proposée par Lifschutz Davidson Sandilands pour trouver une solution au problème d’exiguïté du pont, il a soudain été présenté par l’administration des Ponts & Chaussées comme son idée brillante (en novembre 2015 sur son site internet). Or, lorsque les travaux pour cette piste ont commencé, début juillet, c’est l’architecte luxembourgeois Christian Bauer qui le présenta comme son projet. Comme si les idées étaient dans l’air et que les droits d’auteur n’étaient à respecter que par les autres.

Alors certes, l’architecture et l’esthétique ne sont qu’une partie infinitésimale du tramway, peut-être cinq à dix pour cent des 533 millions d’euros que l’État investira d’ici 2019 dans le projet. Mais si « les villes sont des machines socio-architecturales qui peuvent produire de l’identité », selon le philosophe Paul B. Preciado (Libération du 27 juillet), il est dommage qu’un projet aussi emblématique et, surtout, symbolique comme le tram ne soit pas utilisé pour améliorer cette identité.

josée hansen
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