France

De quoi la « réforme » est-elle le nom ?

d'Lëtzebuerger Land vom 15.09.2017

La France est-elle un pays réformable ? En cette rentrée où le nouveau président assure à la fois que « les Françaises et les Français détestent les réformes » mais qu’il ne cédera pas sur celle du code du travail, cette interrogation lancinante refait surface. Certains y voient la question piège par excellence, le cache-sexe de la régression sociale. D’autres estiment que, même si la France a longtemps résisté, elle doit maintenant s’adapter à l’ère libérale, comme ses voisins l’ont déjà fait.

Pour ses promoteurs, les réformes consistent surtout à affronter la concurrence née de la mondialisation, en gagnant en compétitivité. Cela exige des « sacrifices », et il est vrai que la France en a moins endurés depuis 2008 que certains de ses partenaires européens. Par exemple, les fonctionnaires français n’ont pas connu de réductions nettes de salaires comme en Espagne ou au Portugal, sans même évoquer la Grèce… Pour autant, est-il judicieux pour l’Europe dans son ensemble de niveler par le bas ? Sans craindre l’incohérence, Emmanuel Macron ne vient-il pas de déclarer que la directive sur le travail détaché est « une trahison de l’esprit européen », car « favoriser les pays qui font la promotion du moindre droit social » risque d’« éroder la confiance dans le projet européen » ? Or, de l’avis général, sa loi travail va moins protéger contre les licenciements.

Néanmoins, force est de constater que la pression mise sur la France vient surtout de la comparaison avec l’Allemagne qui, via les lois Hartz-Schroeder des années 2000, aurait posé les bases de ses succès actuels. Ce serait donc au tour de l’Hexagone. Mais l’argument laisse sceptique pour deux types de raison. D’une part, pour le journaliste Guillaume Duval comme pour l’économiste en chef du Centre for European Reform de Londres, Christian Odendahl, les effets supposés des lois Hartz relèvent du « mythe »x. La baisse des allocations chômage et des retraites, le développement du temps partiel et des « mini-jobs » ont surtout aggravé la pauvreté… alors que la faible fécondité contribue au bas chômage des jeunes, que les logements abordables limitent les revendications salariales et que la spécialisation de l’industrie dans les machines-outils et les voitures correspond idéalement à la forte demande des pays émergents. Odendahl l’écrit noir sur blanc : « the Hartz reforms were not a major reason for German wage restraint or export successes ».

Le fond de la loi travail livre l’autre raison, mise en avant par ceux qui comme la CFDT ou l’économiste Thomas Piketty militent pour copier la place accordée aux salariés allemands dans les conseils d’administration. En « affaiblissant considérablement le rôle des représentants du personnel et le contrôle des licenciements », non seulement la réforme Macron ne se rapproche pas du droit allemand mais… elle « s’en éloigne encore », souligne dans Libération le spécialiste du droit du travail Emmanuel Dockès : l’Allemagne protège en effet contre les licenciements (l’industrie y a encouragé le chômage partiel pour traverser la crise sans licencier) et « il n’y a pas de négociation collective possible sans syndicat. La loi date de 1949 et a été très peu modifiée depuis. Alors qu’en France, on ne cesse d’ouvrir des possibilités de négociation dérogatoire ».

Pour comprendre la réforme Macron et l’opposition qu’elle suscite, il est utile de revenir à l’observation du temps long : l’histoire et l’anthropologie. La France est un pays de passions et de fièvres2, de révolutions, secousses politiques et mouvements sociaux (1789, 1830, 1848… plus près de nous 1968, 1995) plus que de réformes consensuelles. Pourquoi ? Parce que le pays est divisé dans ses valeurs profondes, ce qui n’est le cas ni de l’Angleterre ni de l’Allemagne, relativement homogènes. En résumant à grands traits, le cœur français, dans un large Bassin parisien, bat pour les valeurs de liberté, comme en Angleterre et aux États-Unis, mais aussi d’égalité ; tandis que le reste de l’Hexagone est davantage habité par des valeurs de discipline et de hiérarchie, dit autrement d’efficacité et de cohésion, comme en Allemagne. Cela explique que s’y côtoient une tradition libérale fervente (de Guizot à Macron, de Jean-Baptiste Say à Jean Tirole) et un communisme vivace (que ne partage en Europe de l’ouest que l’Italie), ainsi que le gaullisme, des socialismes divers, sans oublier l’extrême droite.

Le cœur de la France vibre donc pour la liberté et l’égalité (d’où sa devise), avec d’autant plus de passion qu’il faut les défendre face à ceux qui y croient moins. D’où une interprétation possible de la rentrée politico-sociale 2017. Macron, d’un côté, aurait pu choisir comme première grande mesure de soutenir l’activité ou de s’attaquer au déficit commercial, mais il a décidé de libéraliser encore le marché du travail, après pourtant quatre réformes en ce sens en 2013, 2015 et 2016. C’est que les cadres des grands groupes, les créateurs de start-up et les chefs de PME, soit une grande part de son électorat, veulent plus de libertés pour se défaire de ceux qui leur résistent, « ceux qui ne sont rien », sinon des « fainéants », selon les mots du président lui-même qui ont évidemment connu un grand succès lors de la première journée de mobilisation du 12 septembre (entre 223 000 et 400 000 manifestants). Ce sont les défenseurs de l’égalité et de la cohésion qui réagissent.

Si l’on admet, sans pessimisme mais avec lucidité, que le faible niveau de la croissance en Europe et le dynamisme du pays à faire des enfants empêcheront pour longtemps (sans manipulation des chiffres) une baisse significative du chômage, alors la libéralisation macronienne n’a d’autre finalité qu’elle-même. Le chef de l’État répond à l’impatience des patrons et à la sienne propre. C’est une « révolution libérale qui ne dit pas son nom », écrit Le Monde. Avec cette loi travail, « on se rapproche très nettement de la situation américaine », résume Emmanuel Dockès. Tel serait le paradoxe Macron, surgi des profondeurs de l’histoire: il discourt sur l’importance du couple franco-allemand, mais rapproche en fait son pays du monde anglo-saxon.

1 Guillaume Duval, Made in Germany. Le modèle allemand au-delà des mythes, Seuil (2013) et Christian Odendahl, The Hartz Myth : Drawing Lessons from Germany, Centre for European Reform (juillet 2017).

Michel Winock, La fièvre hexagonale : les grandes crises politiques de 1871 à 1968, Seuil (1986)

Emmanuel Defouloy
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