Rue Brasseur, dans le quartier Belair à Luxembourg, le promoteur belge Baltisse procède actuellement à la reconversion d’un immeuble de bureaux construit en 1988 et précédemment occupé par la banque Edmond de Rotschild. Le projet : un luxueux ensemble de 46 appartements. Ils seront livrés fin 2024. Ce type de chantier, encore confidentiel, pourrait se multiplier dans les années à venir, un peu partout dans le monde. Dans la City de Londres, ce sont 1 500 logements qui seront créés d’ici 2030 à la place de bureaux délaissés.
Le développement du télétravail à la faveur de la crise sanitaire de 2020-2021 a accentué une tendance déjà perceptible auparavant pour cause de changements dans l’organisation des entreprises, à savoir l’augmentation des surfaces de bureaux vacantes. Dans le même temps, les tensions restant vives dans les grandes villes en matière d’offre d’habitat résidentiel, une idée simple a germé, celle de convertir les immeubles tertiaires en logements. Plus facile à dire qu’à faire.
L’essor du télétravail et du flex office réduisent presque mécaniquement la demande d’espaces de bureaux. Non seulement la construction de nouveaux bureaux s’est effondrée depuis 2020 (de soixante pour cent en 2023 en région parisienne, et de 75 pour cent en Allemagne), mais le taux de vacance augmente régulièrement. À Londres, le nombre de bureaux vides est au plus haut depuis trente ans. Dans les métropoles allemandes, le taux de vacance est passé de 4,7 pour cent en 2022 à 5,5 pour cent en 2023. En région parisienne, il atteignait fin 2023 le niveau historique de 8,4 pour cent, soit deux fois plus qu’avant la crise sanitaire. Une moyenne tirée vers le bas par la ville de Paris intra-muros, toujours très recherchée. En revanche, dans la « première couronne », le taux peut aller jusqu’à vingt pour cent.
À Luxembourg, le taux de vacance est passé de 3,5 pour cent à 4,2 pour cent en un an, avec une augmentation notable dans les quartiers périphériques et à Esch-Belval, tout en restant très inférieur à la moyenne européenne, de 7,7 pour cent. Des bureaux vides ont des conséquences délétères sur les commerces, l’hôtellerie et la restauration aux alentours, accentuant la désertification des centres des villes, un phénomène très sensible aux États-Unis. L’idée de transformer des bureaux vides en logements n’est pas récente, elle remonte au début des années 90, et dans plusieurs pays d’Europe, le processus est déjà bien engagé.
À Bruxelles, importante ville tertiaire, un million de m², soit dix pour cent du parc de bureaux, ont été convertis en vingt ans. En France, près de 800 opérations ont été autorisées en moyenne chaque année entre 2013 et 2021, permettant la création de plus de 5 600 logements chaque année. Le chiffre est néanmoins modeste, ne représentant que 1,5 pour cent du total des logements construits. Mais le phénomène est très concentré géographiquement, les projets de conversion se développant en priorité dans des zones où le tertiaire est important et qui sont en même temps confrontées à de fortes pressions sur le logement.
Le « gisement » est potentiellement élevé. En Allemagne, un pays touché par une crise aigüe du logement, les bureaux vacants permettraient de construire 235 000 nouveaux logements, soit l’équivalent d’un an de production « classique ». Les pouvoirs publics, qui voient là l’occasion de résoudre le problème sans pour autant augmenter la densité d’immeubles et « l’artificialisation des sols », tout en redonnant vie aux centres des villes, poussent à la roue. Quelque 480 millions d’euros de prêts bonifiés seront bientôt mis à disposition des promoteurs pour accélérer le mouvement. En Belgique, les opérateurs privés engagés dans la conversion de bureaux en logements sont exemptés de charges d’urbanisme depuis 2013. En France, une loi de 2018 facilite la transformation de bureaux vacants en logements. Un nouveau texte a été présenté au Parlement en janvier 2024 pour aller encore plus loin.
Néanmoins certains élus locaux, de qui dépend en définitive le sort des projets, ne sont pas chauds pour troquer une source potentielle de ressources fiscales sur les entreprises contre de nouvelles dépenses pour satisfaire les besoins des ménages en services publics (desserte, crèches, écoles, etc.). Nouvelle preuve que cette solution séduisante se heurte en pratique à de nombreux freins.
On pense tout d’abord aux obstacles techniques. Tous les bureaux vacants ne sont pas transformables : l’épaisseur des murs, les hauteurs sous plafond, les branchements d’eau et d’électricité, les matériaux utilisés, la taille et nature des espaces à reconfigurer sont sources de problèmes constants. Selon un promoteur (Christian Bertetto, cité par L’Opinion), « lorsque vous construisez des logements neufs, vous savez à l’avance ce que vous allez consommer en matériaux comme le béton ou le carrelage », ce qui est plus difficile à anticiper en cas de transformation, surtout pour des immeubles anciens (en région parisienne la moitié des immeubles de bureaux ont plus de 45 ans).
Il faut par ailleurs obtenir un permis de construire spécifique et se conformer aux normes environnementales et de sécurité propres aux habitations. Toutes ces contraintes ont un impact sur le coût des opérations. La facture serait supérieure de vingt pour cent, au minimum, au coût d’une reconstruction à neuf après avoir rasé l’existant. De quoi décourager les investisseurs, d’autant que pour les propriétaires des immeubles, louer des logements est plus compliqué et moins rémunérateur que de louer des bureaux. Accepter leur transformation signifie souvent acter une perte de valeur du bien.
Malgré tout, les professionnels se mettent en ordre de marche pour exploiter ce qui relève encore aujourd’hui du marché de niche. Il s’agit d’être présent le jour où il prendra véritablement son essor. Fait révélateur, à côté de petits acteurs spécialisés dans ce genre de projets, ce sont surtout de grands groupes immobiliers qui sont à la manœuvre, via des filiales dédiées, comme Homya pour Gecina ou SEERI et Patrimoine & Valorisation chez Nexity. En mars 2023, c’est Bouygues Immobilier, déjà présent dans la restructuration de bureaux depuis 2009, qui a annoncé le lancement de sa filiale entièrement dédiée à la conversion de bureaux en logements, baptisée Coverso. Pour Thibault Vidal (sur France Inter), son directeur général, « il n’est plus acceptable aujourd’hui de détruire un bâtiment qui aurait dépensé du carbone pour être construit mais qui n’aurait plus d’usage ». Transformer des bureaux en logements répondrait donc également au défi climatique. L’objectif, dans un premier temps, est de livrer 500 logements par an dans le cadre de ces reconversions, soit cinq pour cent de l’offre du groupe, un pourcentage appelé à croître rapidement.
Bureau social ?
À défaut d’être transformés en appartements, certains immeubles de bureaux vacants ou peu utilisés pourraient trouver une destination sociale. En avril 2022, alors qu’il était sur le point d’acquérir Twitter (rebaptisé X en 2023), Elon Musk a proposé, dans son habituel style provocateur, que des sans-abris soient accueillis dans les locaux inoccupés du siège social de San Francisco « puisque plus aucun employé n’y va de toute façon ». Une initiative allant dans le sens des souhaits de la municipalité, pour qui « d’un point de vue réglementaire, convertir ce bâtiment en refuge pour sans-abris serait assez simple », et qui n’est pas isolée parmi les milliardaires américains. En 2020, Jeff Bezos, qui finance depuis 2016 l’association Mary’s Place qui vient en aide aux sans-abris, a permis d’ouvrir un refuge permanent de 200 lits sur le campus d’Amazon à Seattle.
Certaines associations humanitaires vont plus loin en jetant leur dévolu sur des bureaux occupés. C’est le cas de « Bureaux du cœur » en France, qui propose aux entreprises d’accueillir des personnes sans-abri en voie d’insertion dans leurs locaux en dehors des heures de travail, la nuit et le week-end. Une manière originale d’optimiser l’occupation des surfaces de bureaux.