Les prix immobiliers ont commencé à chuter. Faut-il s’en réjouir ?

Something’s got to give

d'Lëtzebuerger Land vom 30.06.2023

Tout le monde attend, rien ne bouge. Au premier trimestre 2023, le nombre de ventes en l’état futur d’achèvement est tombé de 72,5 pour cent. « Il s’agit du plus faible nombre de transactions enregistré sur un trimestre depuis la création des statistiques en 2007 », note l’Observatoire de l’habitat cette semaine. Même en comparaison européenne, le krach paraît exceptionnellement brutal. (Le nombre de ventes de maisons existantes a, quant à lui, baissé de 43 pour cent.) Or, les prix des nouveaux appartements résistaient encore au premier trimestre 2023. Ils n’ont reculé que de 0,4 pour cent sur une année. Le worst-case scenario semblait donc se réaliser : Une raréfaction maintenant les prix à des niveaux artificiellement élevés.

L’Observatoire émet « l’hypothèse » (peu osée) que « le nombre de transactions reste limité justement parce que certains vendeurs potentiels préfèrent attendre plutôt que de baisser leur prix ». Bref, les seuls qui vendent sont ceux qui ne peuvent faire autrement. Le Statec ne disait pas autre chose dans sa Note de conjoncture du 12 juin. Constatant que la baisse des transactions précédait celle des prix, l’institut de statistique concluait : « Ceci pourrait suggérer qu’initialement les vendeurs sont réticents à abaisser leurs prix, mais que les diminutions continues de ventes les ont contraints à le faire pour pouvoir réaliser des transactions ».

Basées sur les actes de vente, les données de l’Observatoire ont l’avantage de la fiabilité. Elles ont le désavantage du déphasage temporaire. Les chiffres publiés ce mardi ne renseignent pas sur la situation présente, mais sur celle qui prévalait fin janvier. Les prix annoncés sur les portails Immotop et Athome indiquent que la baisse des prix se serait fortement accentuée depuis. Elle dépasserait désormais les sept pour cent pour les nouveaux appartements. Dès fin avril, le ministre de l’Économie, Franz Fayot (LSAP) déclarait à la Chambre : « Si on ne vend rien, il faut peut-être baisser les prix ; domadder fänkt et un ». Pour relancer le marché, il fallait une décote des prix. Elle paraissait inévitable, elle a enfin commencé. C’est son ampleur qui reste incertaine. Mais cette baisse restera toute relative. Si les prix chutaient de dix pour cent, ils retomberaient à leur niveau de 2021.

Entre 2018 et 2022, l’immobilier renchérissait en moyenne de onze pour cent par an. (Contre « seulement » cinq pour cent entre 2010 et 2017.) Cette explosion obscène était conditionnée par un coût du crédit anormalement bas. Les récentes hausses des taux ont fait sauter l’équation. La mécanique s’est grippée. Les promoteurs font le deuil des prix élevés. Après le déni et la colère, ils oscillent quelque part entre l’étape du marchandage et celle de la dépression. Confrontés pour la première fois à un reflux d’une telle ampleur, ils en appellent à l’État pour intervenir dans le marché (et garantir leurs marges).

Dès décembre, le patronat (rejoint par le CSV) revendiquait des stéroïdes fiscaux pour doper les investisseurs locatifs, décrits par Roland Kuhn comme « eis Lëtzebuerger Leit, déi an een Appartement investéieren ». Le gouvernement n’a pas cédé, se refusant à subventionner, à coups de dépenses fiscales, le marché privé. Depuis 2014, la coalition a supprimé la neutralisation de la plus-value (en cas de réinvestissement immobilier), exclu du taux de TVA super-réduit les logements mis en location, aboli la mainmorte fiscale des FIS, réduit le taux de l’amortissement accéléré. Une ligne politique que Pierre Gramegna avait par moments dû imposer à son propre parti. Les libéraux l’ont maintenue, même après le départ de l’ancien ministre des Finances. La gauche aime présenter le DP comme le parti des promoteurs. Mais force est de constater qu’il n’a pas agi comme tel au cours des derniers mois. Parmi les treize mesures de soutien au secteur de la construction (budgétisées à seulement 150 millions d’euros), que le gouvernement a dévoilé la semaine dernière, ne figure aucun cadeau fiscal aux promoteurs ou aux investisseurs privés. Ce qui inquiète d’autant plus ces derniers qu’ils pressentent que ce sera sans doute le dernier paquet ficelé d’ici la conclusion de l’accord de coalition, c’est-à-dire d’ici début 2024.

Dès novembre, Henri Kox (Déi Gréng) avait fait une offre aux promoteurs : Ils n’auraient qu’à vendre à l’État leurs projets enlisés. « Même si les promoteurs privés ne réaliseront peut-être pas la même plus-value, ils auront la certitude d’avoir des liquidités », déclarait le ministre du Logement au Parlement. Il espérait étoffer le stock de logements publics, en faisant les soldes sur un marché aux abois. En mars, il se montrait déjà nettement moins optimiste face au Land : « Certaines des offres ne sont pas sérieuses... ». Encore un mois plus tard, Yuriko Backes (DP) lançait « un appel » solennel aux promoteurs, disant leur « tendre la main ». Mais la ministre des Finances précisa illico : « Solidaritéit ass kee Sens unique ! » Ce ne serait pas à l’État de « garantir les marges des promoteurs », dit-elle, ces derniers devraient donc « mettre de l’eau dans leur vin ».

Les grands promoteurs ne se sentent pas trop concernés par l’offre de Kox. Ils devraient avoir assez de coussins pour tenir un bout de temps encore. Au pire, ils devront taper dans leur prodigieuse réserve foncière et libérer quelques liquidités. Leurs programmations futures ont été mises au congélateur, en attendant que la tempête passe. Ceux qui, en parallèle, doivent faire tourner une firme de construction finissent leurs projets puis les donnent directement en location. (Le blocage de l’accès à la propriété a provoqué un rush sur le locatif : Les nouveaux contrats de bail enregistrent une hausse annuelle de onze pour cent sur les douze derniers mois.)

Ceux qui ont acheté leurs terrains trop tard et trop cher sentent les banquiers leur souffler dans la nuque. Les apprentis-sorciers se découvrent très exposés. Leurs mensualités de crédit explosent, tandis que leurs préventes de Vefa avoisinent zéro. Cela fait neuf mois que certains font le tour de leurs concurrents pour leur refiler des avoirs toxiques. Ceux-ci déclinent. Ils jugent désormais les prix de ces offres irréalistes. Si la crise immobilière continue pendant un temps encore, les premières faillites suivront. Un tel « apurement » du marché, les uns le saluent, les autres le redoutent, mais presque tous le considèrent inéluctable. Ce sont les banques qui se retrouvent maîtresses du jeu. Elles se sont jusqu’ici montrées accommodantes, restructurant les crédits, rallongeant les périodes de remboursement. Elles ont ainsi pu éviter les ventes forcées et la mauvaise publicité que celles-ci engendrent. Mais ces ajustements restent temporaires.

L’opération de rachat de Kox n’a pas fait un carton. Les documents nécessaires à l’analyse de l’offre n’ont été fournis que pour « une vingtaine » de projets, dont onze ont été avisés par la « CAL29 », la commission d’acquisition réunissant des hauts fonctionnaires du Logement et des Finances. Un seul contrat de réservation a jusqu’ici été signé pour 55 millions d’euros. (Puisque celui-ci comporte une clause de confidentialité, le ministère refuse d’en dire plus pour l’instant.) Un deuxième projet, d’une ampleur similaire, pourrait suivre. On en reste donc très loin de l’enveloppe de 600 millions d’euros, un montant que le ministre, malhabile, avait prématurément lancé sur RTL-Radio il y a deux mois.

Les promoteurs privés ont dû rapidement se rendre compte que négocier avec l’État, c’est une autre paire de manches. Épaulée par des responsables de la SNHBM et du Fonds du Logement, la CAL29 procède de manière très scrupuleuse. Elle demande une notice descriptive détaillée, vérifie les prix d’achat du terrain, épluche les coûts de construction. Le ministère demande surtout aux promoteurs privés de respecter un cahier des charges. Long d’une cinquantaine de pages, celui-ci élimine d’emblée un bon nombre de projets : Les chambres à coucher ne peuvent dépasser les quinze mètres carrés (« pas de dressing pour la chambre parentale »), les gabarits doivent être « récurrents et standardisés, mais avec des façades variées », le nombre de places de stationnement réduits au minimum.

Mais la réticence des promoteurs s’explique aussi par des raisons stratégiques. S’ils consentaient à comprimer leurs marges pour vendre à l’État, les clients privés se demanderaient tôt ou tard pourquoi ils devraient, eux, continuer à payer le prix fort. En vendant à l’État, les promoteurs risquent de fixer de nouveaux prix-standards. Or, d’ici quelques mois, les plus fragilisés d’entre eux pourraient ne plus avoir d’autre choix que de se retourner vers l’État comme acheteur en dernier ressort.

Combien de temps durera la crise immobilière ? Dans sa dernière Note de conjoncture, le Statec s’avance sur le terrain glissant des prévisions. L’institut de statistiques se montre étonnamment optimiste. Citant le think tank « Oxford Economics » qui anticipe une baisse des taux pour le printemps 2024, le Statec table sur une baisse des prix de 2,3 pour cent pour l’ensemble de l’année 2023 et une légère remontée (deux pour cent) dès 2024. Pas de bulle immobilière dans cette boule de cristal.

Le Comité du risque systémique a publié cette semaine son rapport pour l’annus horribilis 2022. L’instance macroprudentielle y adopte un ton précautionneux : Bien qu’il s’agisse d’un « exercice délicat », « l’ensemble des institutions », de la BCL à la Commission européenne, auraient conclu à « une surévaluation – à degré variable » des prix de l’immobilier résidentiel au Luxembourg ». (Le Statec parle pudiquement d’une « certaine surévaluation ».) Le comité présidé par la ministre des Finances avance sur des œufs. On serait « conscient » qu’un retournement de la tendance des prix pourrait constituer « une source potentielle de risque systémique pour la stabilité financière ». Par rapport à leur revenu disponible, les ménages luxembourgeois comptent, derrière le Danemark, les Pays-Bas et la Suède, parmi les plus endettés d’Europe. Mais jusqu’ici tout va bien. À la fin 2022, le ratio de prêts immobiliers « non performants » est resté « relativement stable » (1 pour cent), nettement en-dessous de la moyenne dans la zone euro (2,3 pour cent). Pourtant, en passant de deux à cinq pour cent, les mensualités en taux variable passent de 3 700 à 5 400 euros (pour un emprunt d’un million d’euros contracté sur trente ans). Le pouvoir d’achat et les capacités d’emprunt ont donc fondu comme neige au soleil. Après des années de relâchement, les banques ont sérieusement resserré leurs conditions. Le volume de crédits accordés enregistre « la plus forte baisse jamais enregistrée », constate le Statec.

Pour le secteur de la construction, les perspectives seraient « plus que maussades », voire « particulièrement négatives », écrit l’institut de statistique qui constate « un freinage des recrutements » et une chute du travail intérim. Au premier trimestre, le nombre de faillites dans le secteur s’élevait à 59, « soit le plus élevé jamais enregistré depuis 1995 ». Le secteur sort d’une période de vaches grasses. À en croire les premières données recueillies par le Statec, les firmes de construction auraient été « en mesure de (plus que) transmettre » les hausses de coûts à leurs clients. « Le taux de marge dans la construction ressort comme historiquement élevé en 2022 (proche de 38 pour cent, contre 28 pour cent en moyenne observés depuis 1995 », lit-on dans la dernière Note de conjoncture.

Bernard Thomas
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