La scène culturelle aux Émirats

À cent à l’heure

d'Lëtzebuerger Land vom 05.06.2015

Les Émirats arabes unis retiennent l’attention surtout à cause de projets gigantesques et de constructions architecturales extravagantes. Grands exportateurs de pétrole et de gaz naturel, ils bénéficient des ressources nécessaires afin de financer des projets comme le Museum of the Future à Dubaï (réalisé pour 136 millions de dollars) ou la Saadiyat Island à Abou Dhabi (regroupant la New York University Abu Dhabi, le Performing Arts Centre conçu par Zaha Hadid, le Louvre Abu Dhabi conçu par Jean Nouvel et le Guggenheim Abu Dhabi conçu par Frank Gehry), des projets qui ont fait la une des journaux notamment aussi à cause des conditions de travail contestées. Le tourisme de luxe fait partie des solutions destinées à contrebalancer la menace d’un déclin de l’économie dû à l’épuisement des ressources fossiles. À l’ombre des grands noms de marque, les Émirats lancent aussi des stratégies plus subtiles afin d’instituer leurs métropoles comme centre touristique et culturel.

Dubaï compte environ 2,37 millions habitants, dont vingt pour cent sont des émiratis et 80 pour cent des immigrants – trois-quarts en sont des hommes. La répartition démographique est similaire, mais moins extrême, dans les émirats voisins. Cette constitution particulière, tout comme l’orientation vers le monde et une culture influencée par le tabou religieux de l’image nécessitent un concept bien particulier afin de rendre l’art contemporain populaire auprès des habitants. La « Dubai Culture and Arts Authority », mise en place en 2008, a en plus pour mission de faire de Dubaï une place culturelle vibrante et, en accord avec le plan stratégique fixé pour 2021, de rendre la métropole déterminante pour le monde de l’art et de la culture arabe et internationale. L’une de ses initiatives consiste à transformer six stations de métro, accueillant quelque 500 000 passants par jour, en des petites galeries d’art. Un projet similaire vise à décorer les trains de métro par des œuvres d’artistes locaux. L’émir de Sharjah, le Sheikh Dr. Sultan bin Mohammed Al Qassimi (lui-même un fervent collectionneur d’art) et l’une de ses filles ont lancé un projet encore plus ambitieux : chaque foyer de Sharjah aura droit à une bibliothèque privée de 50 livres afin de faciliter l’éducation culturelle.

À Dubaï, un certain nombre de galeries se sont établies notamment dans le quartier industriel Al Quoz, comme la Green Art Gallery ou The Third Line qui représentent des artistes contemporains du Moyen Orient. Le point fort dans la vie culturelle constitue toutefois la Dubai Art Week, organisée par la Dubai Culture and Arts Authority. Chaque année en mars, l’art et la culture y sont honorés à travers des manifestations comme l’Art Dubai, la SIKKA Art Fair (consacrée à la présentation et la vente d’œuvres d’artistes locaux), les Design Days Dubai, le Global Art Forum et la Galleries Night à Al Quoz. Si ces manifestations sont toutes instaurées de façon gouvernementale, Art Dubai se réjouit d’une reconnaissance de plus en internationale. Sur les 25 500 visiteurs enregistrés du 19 au 22 mars 2014, 56 pour cent proviennent des Émirats, 19 pour cent du Moyen Orient et quatorze pour cent d’Europe.

Comme toutes les grandes (et les petites) manifestations d’art, l’Art Dubai est soutenue financièrement par un partenaire, en l’occurrence par Emaar Properties PJSC, géant immobilier responsable entre autres du Burj Khalifa, le gratte-ciel le plus haut du monde, et du centre commercial gigantesque Dubai Mall. Cette année, la foire s’est dotée également d’un segment plus modeste et abordable pour le consommateur moyen : RCA Secret Dubai est un format importé de Londres, où sont mises en vente des œuvres d’art de dimension carte postale pour 500 dirhams.

Le Global Art Forum a une orientation plus théorique avec ses recherches et débats actuels qui préoccupent le monde de l’art, comme les nouvelles technologies et leur impact sur l’art. Parmi les projets les plus intéressants, on note le 89plus, une recherche et plateforme conçues par Simon Castets et Hans Ulrich Obrist (également membre du comité consultatif d’Art Dubai) et consacrées à la génération d’artistes nés après 1989, c’est-à-dire après l’introduction du World Wide Web et la possibilité d’accéder de manière instantanée à des informations du monde entier.

Si l’impression subsiste que Dubaï et Abou Dhabi se livrent une compétition entre projets et constructions exorbitants dans le domaine de l’art et de la culture, Sharjah s’en situe un peu à l’écart. L’émirat accorde en effet une importance plus grande à la conservation de la culture traditionnelle et de son héritage. Établie en 1980 déjà, l’Emirates Fine Arts Society a pour mission de promouvoir les artistes et développer la scène artistique locale. La Sharjah Biennial ouvre ses portes en 1993. Quatre années plus tard, c’est le Sharjah Art Museum, le plus grand musée de la région du golfe Persique, qui voit le jour. En 2009, une des filles de l’émir, Hoor Al Qassimi, fonde la Sharjah Art Foundation qui a pour mission de rendre l’art contemporain plus public et de promouvoir une identité artistique émiratie ainsi que d’organiser les March Meetings annuels, des résidences d’artistes, la production d’œuvres d’art, la mise-en-œuvre d’expositions et la constitution d’une collection d’art.

Sous l’emprise de Hoor Al Qassimi, qui a fait des études en arts à Londres, la Sharjah Biennial acquiert une orientation plus internationale et propose un programme éducatif diversifié pour les différentes communautés des Émirats. Il est intéressant de noter que l’entrée de la biennale est gratuite et que, pour les deux éditions passées, les commissaires furent des femmes du monde de l’art international. En 2013, la charge incombait à Yuko Hasegawa, curatrice en chef du Museum of Contemporary Art à Tokyo, et, pour l’édition actuelle qui vient de s’achever le 5 juin, ce fut Eungie Joo, ancienne directrice de la programmation artistique et culturelle de l’institut Inhotim au Brésil.

Cette nouvelle orientation se retrouve dans le titre de l’édition 2015, The past, the present, the possible. À voir et surtout à découvrir étaient les œuvres d’une cinquantaine d’artistes connus sur le plan international, comme Danh Vo et Haegue Yang, et moins connus mais pas moins intéressants, comme Fahrelnissa Zeid. La production d’œuvres de 36 artistes fut financée par la biennale, entre autres celles du jeune artiste libanais Rayyane Tabet ou de Abdullah Al Saadi, né à Khorfakkan. Avec son installation impressionnante, Al Saadi démontre que la scène artistique locale analyse de façon critique les tabous liés à la religion. Des épouvantails sont habillés et décorés avec des objets trouvés et des vêtements traditionnels. Représentants autant des hommes que des femmes, l’artiste a installé ses figures dans une cour intérieure, symbolisant un espace public.

Le visiteur se rendra rapidement compte que le terme « global » est appliqué avec détermination dans les Émirats, du moins dans le domaine de la culture. Grâce à la mise à disposition des moyens financiers nécessaires, une culture et une scène artistique sont implantées, à certains endroits de façon plus artificielle qu’à d’autres. Ce qui est actuellement envisagé en tant que stratégie pour attirer les touristes aboutira à long terme à une scène critique, remettant en question les systèmes établis, comme les artistes l’ont toujours fait.

Florence Thurmes
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