Du conservatisme bon teint à l’extrême-droite nauséabonde, une part significative du spectre politique assume désormais sans complexe sa fonction de frein à tous les efforts de décarbonation. Dans pratiquement tous les États occidentaux, mais aussi dans une partie des pays du Sud, les mêmes recettes sont utilisées par ces milieux pour mobiliser, directement ou indirectement, contre l’action climatique. Provocations clivantes, exclusion des « autres », guerres « culturelles » portant sur des sujets sociétaux savamment sélectionnés, outrances en tous genres, tout est bon pour renforcer ce sentiment d’appartenir à une citadelle assiégée par des hordes wokes ou écolos fantasmées et couper l’herbe sous le pied à leurs initiatives.
Ces campagnes menées par pratiquement toutes les nuances de la droite traditionnelle à la droite dure présentent des caractéristiques propres suivant les pays où elles sont déployées, et elles conjuguent des approches parfois contradictoires. Mais elles ont en commun suffisamment de caractéristiques pour dénoter une démarche sinon coordonnée, du moins convergente : il s’agit de mettre le holà, quoi qu’il en coûte, à ce qui est perçu comme une menace émanant des crises du climat et du vivant à l’encontre des structures économiques et sociétales établies.
Alors que ces crises exigent de faire très rapidement évoluer nos modes de vie vers plus de sobriété et de justice, des organisations plus ou moins occultes promeuvent au contraire un renforcement du modèle néolibéral, fondé sur une fuite en avant de l’hyperconsommation et les thèses fallacieuses du « ruissellement ». Elles peuvent se permettre d’avancer masquées, car elles parviennent à enrôler sans difficulté des politiciens prêts à nier la réalité scientifique et à embrasser des idéologies rétrogrades et intolérantes.
Il ne s’agit pas d’une thèse conspirationniste : il existe bel et bien des officines, généreusement financées (notamment par les grands groupes d’énergies fossiles), qui œuvrent dans l’ombre pour promouvoir ces agendas néolibéraux rhabillés à la sauce chauviniste. Dans un article publié récemment dans le Guardian, le journaliste et activiste George Monbiot s’intéresse de près à Atlas Network, qu’il identifie comme la source de campagnes ultra-conservatrices menées dans plusieurs pays pour modeler les politiques publiques dans un sens néolibéral (ce qui n’exclut d’ailleurs nullement le recours à des pratiques liberticides) et, par conséquent, tuer dans l’œuf toute forme de transition écologique. Monbiot appelle « junktanks » les organisations affiliées à ce réseau, fondé en 1981 par un citoyen britannique, Antony Fisher, et chargé de les coordonner au plan international. Pour lui, tous ces junktanks sont « comme les spicules de protéine d’un virus ». « Ils sont le moyen par lequel le pouvoir ploutocratique envahit les cellules de la vie publique et prend le dessus. Il est temps que nous formions un système immunitaire », conclut-il.
Le trumpisme est sans doute l’exemple le plus frappant de cette évolution inquiétante, mais il est loin d’être le seul. George Monbiot mentionne comme premier exemple de l’influence d’Atlas Network l’agenda du nouveau président argentin, Javier Milei. Coupes budgétaires massives, démantèlement de services publics et licenciements de fonctionnaires, privatisations, dérégulation dans les domaines social et environnemental, centralisation du pouvoir et criminalisation des actes de protestations – les recettes de Milei ont été formalisées par des groupes argentins tels que Fundación Federalismo y Libertad et Instituto Libertad y Progreso, affiliés à Atlas Network. Ah oui, incidemment, que pense cet admirateur de Donald Trump et de Jair Bolsonaro du changement climatique ? Que c’est « un mensonge de plus du socialisme » et « une partie de l’agenda du marxisme culturel ».
Une autre émule de cet écheveau d’officines ultra-libérales est Liz Truss, dont le passage-éclair et de triste mémoire à Downing Street a donné lieu en 2022, sous l’influence de l’Institute of Economic Affairs, un des premiers membres d’Atlas Network, à un maelstrom de décisions extrêmes et insensées qui ont provoqué une rébellion de la société britannique et ont débouché sur sa démission calamiteuse au bout de 49 jours.
Aux États-Unis, la Heritage Foundation fait partie du réseau Atlas. Elle roule à tombeau ouvert pour Donald Trump : dans un récent entretien au New York Times, son CEO, Kevin Roberts, explique qu’il s’agit pour son organisation « d’institutionnaliser le trumpisme ». Roberts chante les louanges de Viktor Orbán et des dirigeants du parti PiS, qu’il admire pour les valeurs familiales qu’ils ont défendues en Hongrie et en Pologne. Depuis des décennies, son organisation a été un fer de lance du déni de la crise climatique ; dans cet entretien, la journaliste ne prend même pas la peine de l’interroger sur ce point. Trump peut désormais adopter un ton ouvertement autocratique (il sera « dictateur » pendant un jour s’il est élu, le temps de prendre des mesures urgentes contre ce qu’il appelle le « deep state »), cela ne gêne en rien Kevin Roberts. Que l’homme qui a sorti les États-Unis de l’Accord de Paris (même si, heureusement, cette parenthèse n’a duré que 107 jours) et a tenté de subvertir l’ordre constitutionnel américain en s’appuyant sur des factions ouvertement racistes pour se maintenir au pouvoir dispose, selon les sondages, d’une voie royale le ramenant à la Maison Blanche, est un raccourci saisissant de l’abîme qui s’ouvre sous les pieds de l’humanité.
Le plus effrayant dans cette normalisation progressive de l’autoritarisme et de l’intolérance est son caractère apparemment inéluctable. Si chaque difficulté rencontrée dans les efforts de décarbonation est prétexte à droitisation, à des surenchères inspirées d’un conservatisme nationaliste et ultra-libéral, ainsi que, comme par hasard, à une procrastination ou un retour en arrière en matière d’action climatique, quelle chance reste-t-il à l’humanité d’organiser de manière un tant soit peu ordonnée son sevrage des énergies fossiles ?
La légèreté avec laquelle les milieux conservateurs s’accommodent d’une montée des démons qui ont mis le monde à feu et à sang durant le second tiers du siècle dernier est glaçante. L’Europe occidentale n’échappe pas à cet inquiétant affaissement des valeurs d’ouverture et de dialogue. En France, une loi sur l’immigration pratiquement dictée par la droite et l’extrême-droite est adoptée alors que son caractère à la fois xénophobe et anticonstitutionnel saute aux yeux ; simultanément, un timide renchérissement du diesel agricole est abandonné par le gouvernement dès que les agriculteurs lui mettent la pression. En Allemagne, les chrétiens-démocrates surenchérissent sur l’AfD, même lorsque celle-ci est prise la main dans le sac à vouloir organiser des déportations en masse de citoyens allemands issus de l’immigration, tandis que la coalition accepte de diluer ses ambitions en matière de décarbonation dès que les premières résistances se font jour. En Italie, les discours ouvertement chauvins et climatosceptiques de ministres s’accompagnent de bruyantes simagrées de nostalgiques du fascisme affiliés aux partis de gouvernement. En Grande-Bretagne, un exécutif conservateur au bout du rouleau, toujours hanté par les antiennes anti-immigration du Brexit, s’accroche à une pathétique politique de déportation des demandeurs d’asile vers le Rwanda tout en distribuant à qui veut bien les acquérir des licences de forage en Mer du Nord.
Comment couper court à cette dérive ? Comment mettre un terme à la déréliction des engagements pris en matière climatique ? Une réponse simple est de professer qu’il est désormais établi que le capitalisme est incompatible avec une action climatique à la hauteur des enjeux. Dans cette perspective, l’objectif devrait avant toute chose être de modifier radicalement la forme d’organisation des sociétés humaines pour sortir des énergies fossiles à marches forcées et restaurer le tissu du vivant, tout en réaffirmant avec force le principe fondamental de la solidarité humaine. Bien qu’ils soient formulés dans l’aire politique, il est clair que les obstacles que les tenants du statu quo carboné jettent sous les roues du train de l’atténuation climatique émanent de l’économie, qui défend le mantra de la primauté des marchés. Tant qu’il restera en vigueur, ce mantra mettra en échec à la fois le potentiel salvateur des technologies décarbonantes et la bonne volonté, très réelle, des citoyens en matière d’action climatique.
Une option plus nuancée consiste à considérer que l’abandon du capitalisme doit faire partie des objectifs à terme du mouvement de défense du climat, mais qu’il faut aussi œuvrer à l’intérieur de ses contraintes étriquées pour infléchir notre trajectoire collective et réduire dès maintenant les émissions anthropogènes (pour mémoire : ce n’est pas encore le cas).
Reste la vision selon laquelle il est illusoire de vouloir changer de modèle économique : trop tard, impensable, ridicule. Ceux qui soutiennent ce point de vue défaitiste en sont réduits à se raccrocher aux pieuses injonctions des objectifs de développement durables, au greenwashing et autres moulinages d’air chaud, qui se sont pourtant déjà avérés inopérants, tout en s’accommodant, en se pinçant le nez, les dérives décrites ci-dessus. Des décennies d’un anticommunisme virulent, qui est parvenu à rendre suspecte toute remise en question des dogmes du capitalisme, et, plus récemment, des années d’un greenbashing sournois et opportuniste, autant de bâtons dans les roues de tout changement effectif de cap, nous ont assurément bien mal préparés aux enjeux du moment.