Chronique de l’urgence

Néo-pragmatisme

d'Lëtzebuerger Land du 08.12.2023

De toutes les ficelles utilisées par les tenants du déni et de l’inaction, celle du pragmatisme a clairement le vent en en poupe. Face à l’évidence écrasante de la gravité de la crise, plus grand monde n’a le courage d’avancer des énormités comme « le climat a toujours changé » pour prôner l’inaction : il faut désormais être un peu plus subtil si l’on veut préserver sa crédibilité. En revanche, se référer au « réalisme », ou, encore mieux, au « pragmatisme », est perçu par beaucoup comme un positionnement gagnant. Après tout, n’est-il pas habituel, dans nos sociétés, de négocier et de faire des compromis en réponse aux problèmes à résoudre ?

Appelons « néo-pragmatisme » cette approche qui affirme ne pas nier l’existence de la crise climatique, mais dilue toute notion d’urgence et de responsabilité à l’aide d’une fallacieuse opposition entre données scientifiques et socio-économiques, mises sur un même plan comme si elles intervenaient dans une équation comme grandeurs de même nature.

« Le pragmatisme est un tueur silencieux face au problème climatique », argumentait dès 2018 Esther Turnhout, experte en politiques de la nature et des forêts et professeur à l’université de Wageningen, aux Pays-Bas, alors qu’elle s’apprêtait à intervenir lors d’un symposium intitulé « Earth Futures ». Pour elle, la tendance est trop souvent à « regarder les solutions technologiques d’un point de vue pragmatique ». Or, poursuit-elle, « tant que nous continuons de nous concentrer sur des solutions pragmatiques, les vrais problèmes vont être cachés ».

Autre exemple : dans Foreign Affairs, le journaliste Hal Harvey, après avoir résumé des livres pourtant passablement alarmistes de Bill McKibben et David Wallace‑Wells, recommandait en 2020 une « stratégie ciblée, réaliste » faite d’une extension des marchés de carbone, d’un triplement des budgets de R&D et d’une politique d’achats publics auprès de champions de la décarbonation. Ce « ne serait peut-être pas aussi enthousiasmant que des appels à des changements révolutionnaires », mais cela « marcherait », affirmait-il.

Le néo-pragmatisme est ce mélange fumeux d’appel au bon sens, de référence à une « nature humaine » supposée foncièrement allergique au changement, à des impératifs électoraux et, last but not least, à des considérations financières (coût de la transition, perte de PIB, dette …). Il convient de le dénoncer comme un nouveau camp retranché du déni. En pratique, ses adeptes entendent activement dépolitiser le débat pour se contenter de solutions indolores et de mesures prudentes censées vaincre les oppositions au changement. Alors que le caractère foncièrement injuste de la polycrise à laquelle est confrontée l’humanité devrait suffire à disqualifier cette approche. Reconnaissons, cependant, que ceux qui l’adoptent jouent sur du velours : qui, dans un débat d’idées ou une joute électorale, va prendre le risque de se faire taxer de dogmatique ou de fondamentaliste ?

Jean Lasar
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