De tous les prix qui font courir les humains comme des poulets sans tête, celui de l’essence à la pompe est sans doute le plus emblématique, le plus scruté et le plus trituré. La santé de l’économie est directement corrélée avec le prix du diesel et du super. Les énergies fossiles étant l’équivalent pour nos économies carbonées de l’oxygène pour nos organismes, un sentiment d’abondance de la ressource est considéré comme indispensable pour déchaîner les petits lutins de la croissance. Aussi, plus d’une élection présidentielle américaine s’est-elle jouée sur le prix du gallon, indicateur d’inflation lorsqu’il s’envole, de prospérité lorsqu’il est bas.
Que devient cette équation communément admise au regard de la crise climatique ? Quels sont les niveaux de prix des énergies fossiles les plus susceptibles de contribuer à la décarbonation ? Des prix élevés pour le consommateur final sont-ils le meilleur moyen de l’en détourner et de l’enjoindre à chercher des alternatives moins polluantes ? C’est la doxa. Elle suppose que les mécanismes de marché feront le travail. Demandons-nous si cette approche n’est pas, en définitive, un leurre.
D’abord, le prix à la pompe comportant une part non négligeable d’accises (celles-ci varient beaucoup d’un pays à l’autre – un cinquième aux États-Unis, deux-tiers en Inde), même l’État le plus enclin à stimuler la décarbonation hésitera forcément à s’y engager dès lors que cela réduira mécaniquement ses recettes fiscales.
Ensuite, cette approche revient à donner aux pays et entreprises qui produisent et commercialisent le pétrole, gaz et charbon tirés du sol l’instrument dont ils rêvent pour continuer de les écouler ad vitam aeternam. Rester dans une logique de l’offre et de la demande pour ces produits est le plus sûr moyen pour que leurs détenteurs conservent leur contrôle du marché, en ajustant l’offre au jour le jour. C’est le jeu auquel se livre l’Opep depuis qu’elle existe, avec un succès incontestable puisque le monde reste assoiffé de son produit et se plie à ses manœuvres pour ne pas risquer le fléchissement, redouté plus que tout, de l’activité économique. C’est la même logique qui permet aujourd’hui à la Russie d’écouler son gaz et son pétrole auprès de qui veut bien l’acheter, et ce, bien que les pays occidentaux aient voué d’assécher son marché.
Autre considération : la notion éminemment déresponsabilisante de Peak Oil, qui voudrait que l’économie mondiale serait sur le point de ne plus disposer de suffisamment de pétrole bon marché pour couvrir ses besoins et que cette raréfaction à elle seule fera qu’elle s’en détournera tôt ou tard, est un mythe savamment entretenu par la pétrocratie elle-même. S’il est vrai qu’une partie des réserves restantes d’hydrocarbures deviennent plus difficiles à exploiter, les essors de la fracturation hydraulique, des schistes bitumineux, des forages en eau profonde et dans d’autres régions d’accès plus ardu, du transport de méthane liquéfié sont là pour montrer que l’offre se porte bien et continuera de s’étoffer tant qu’il y aura des acheteurs, merci.
Certes, la dégringolade spectaculaire des coûts par joule produit des énergies renouvelables ces dernières années nourrit l’idée qu’elles finiront forcément par remplacer les énergies polluantes. Malheureusement, dans un monde mû par une poursuite sans relâche de la croissance, le solaire et le photovoltaïque peuvent très bien s’ajouter aux énergies d’origine fossile au lieu de s’y substituer. Tant que l’on s’en tient strictement aux mécanismes de marché, les producteurs de pétrole auront toujours une longueur d’avance pour ajuster leurs prix à l’intérieur d’une fourchette qui ménage leurs marges et préserve leurs marchés et leurs rentes – c’est-à-dire pérennise l’addiction – à long terme.
Si nous souhaitons sincèrement nous sevrer des énergies fossiles, l’urgence de la crise climatique nous interdit, en réalité, de miser sur le minimalisme réglementaire qui s’est imposé ces dernières décennies comme l’ultime doctrine économique. Une approche radicale, et bien plus efficace, pour se détourner des hydrocarbures est de viser une situation où leur prix a cessé d’être un facteur déterminant : celui d’un monde qui aura pris la décision de s’en déprendre pour de bon, et très rapidement. Un monde où la demande, et mécaniquement leur prix, se seront effondrés.
Les climatologues les plus francs reconnaissent qu’il ne suffit pas de viser un vague « net zéro » à l’horizon 2050, mais qu’il faut adopter un objectif de division effective par deux de la consommation de combustibles fossiles d’ici 2035 pour préserver une probabilité de un sur deux de rester en deçà d’un réchauffement de la température mondiale de 1,5 degré par rapport aux niveaux préindustriels. Il est illusoire de vouloir parvenir à ce niveau de sobriété, qui suppose une baisse de la consommation annuelle de l’ordre de six à sept pour cent au cours de la prochaine décennie, en laissant fluctuer le prix du pétrole.
Il faut donc se projeter dans un monde où le prix du baril n’est plus le pouls de l’économie, mais un indicateur de l’efficacité des mesures prises pour faire cesser l’addiction qui menace la survie de l’humanité, à savoir une restriction, radicale et simultanée, de l’offre et de la demande d’hydrocarbures.
La notion d’addiction est utile pour comprendre la situation dans laquelle s’est mise notre civilisation par sa consommation immodérée d’énergies fossiles. Un junkie n’est que peu influencé par le prix de l’héroïne ou du Fentanyl : il adapte simplement ses efforts pour parvenir à se les procurer. De même, il existe une forte élasticité à l’égard du prix du baril qui a permis à l’économie mondiale de faire face aux fortes variations qu’il a connues. Mais le toxicomane est un acteur isolé ne nécessitant que peu de moyens pour assouvir ses besoins. La consommation de pétrole, de gaz et de charbon en revanche suppose d’importantes infrastructures d’extraction, de transformation et de distribution, en amont, et, en aval, des dispositifs de combustion dans des centrales, usines et moteurs (sans parler des subventions massives, directes et indirectes, consenties par les gouvernements au nom de la compétitivité). L’analogie de l’addiction vaut donc pour nos attitudes collectives, mais pas nécessairement pour les politiques publiques. Les émissions de CO2, de CH4 et d’autres gaz à effet de serre pouvant au moins en partie être monitorées, sinon en temps réel, du moins a posteriori, les pays, régions ou acteurs perpétuant l’ère des fossiles peuvent être suivis et sanctionnés. Il s’agit donc de tarir simultanément offre et demande, pétrole, gaz et charbon devenant des produits honnis dont plus personne ne veut, et dont le coût d’extraction devient par conséquent plus élevé que le prix que l’on peut espérer en tirer.
Les économistes et les philosophes s’écharpent depuis des lustres autour de la notion de « juste prix », les premiers y voyant celui qui résulte d’une concurrence pure et parfaite, les seconds exigeant qu’il reflète aussi des considérations morales. Ce débat est caduc : décarboner à coup de prix élevés à la pompe n’est pas seulement injuste envers les plus démunis et les générations à venir, mais aussi inopérant.