Le juge bulgare au Tribunal européen Alexander Kornezov est au centre d’une bien curieuse affaire qui n’a pas fini de faire parler d’elle. Le rôle de la Cour y est central, mais difficile à cerner. Les enjeux aussi. Cette histoire remonte à 2013. Alexander Kornezov, alors jeune référendaire auprès du juge bulgare à la Cour de justice européenne, rate de peu son entrée en tant que juge au Tribunal de la fonction publique, une juridiction aujourd’hui disparue. Le Conseil de l’UE lui préfère un Danois pour remplacer une juge polonaise en fin de mandat. L’année suivante, il pose à nouveau sa candidature. Comme des dizaines d’autres juristes, il adresse sa lettre de motivation au secrétariat général du Conseil. Pour rappel, le TFP s’occupait du contentieux du personnel des institutions en lutte avec leur employeur. Il était composé de sept juges que le Conseil de l’UE nommait à l’unanimité pour six ans, sur base d’une liste de quelques noms classés par ordre dit de mérite. Les trois premiers candidats qui y figuraient étaient par ordre le Belge Sean Van Raepenbusch, président du TFP et candidat à sa propre succession, le Portugais João Sant’Anna, directeur auprès du Médiateur européen et Alexander Kornezov. Mais il n’y avait que deux postes à pourvoir, car seul Van Raepenbusch et un juge allemand était en fin de mandat.
La Bulgarie s’insurge. N’était-il pas convenu que les postes « tourneraient » ? Qu’un juge en fin de mandat ne pourrait pas se représenter de sorte que les candidats retenus ne puissent jamais « appartenir » deux fois de suite à un même pays ? Mais la règle n’était pas écrite et Van Raepenbusch, président du TFP, avait su se montrer convaincant. Sans son expérience le TFP courait à sa perte… Mais la Bulgarie se montrait intraitable. Si Van Raepenbusch ne s’était pas présenté, Kornezov aurait été en deuxième position, donc nommé. La nomination des juges du TFP se faisait à l’unanimité des 28 États membres, son refus entraine une crise diplomatique. Des États membres essayent de trouver un compromis. Pourquoi ne pas faire moitié-moitié et ne pas donner un mandat de trois ans au Belge et de trois ans au jeune Bulgare ? Sofia ne veut rien entendre. Kornezov a droit à un mandat entier maintenant. Et cela dure pendant des mois Puis, ô surprise, le Conseil s’aperçoit qu’une autre juge, une Espagnole, verra son mandat expirer au printemps 2016. Parfait ! À sa place, il y mettra Kornezov. La Bulgarie est contente. Les trois juges sont nommés en avril 2016. Et la vie reprend son cours.
Sauf que le Conseil aurait dû organiser un autre appel à candidature pour le poste de l’Espagnole et ne pas reprendre la vieille liste sur laquelle figurait Kornezov pour la remplacer. Une avocate l’a bien compris. Plus tard un de ses clients a eu son affaire jugée au TFP dans une chambre où siégeait Kornezov. Mécontente de l’issue du cette affaire, elle demande au Tribunal européen l’annulation de cet arrêt. La nomination de Kornezov est, prétexte-t-elle, illégale, il ne pouvait donc pas siéger. Le Tribunal européen lui
donne raison. Il invoque le principe fondamental du « juge légal » reconnu par la Cour des droits de l’Homme de Strasbourg dans des arrêts concernant la Russie et la Géorgie. La procédure de nomination des juges doit être respectée. Il est essentiel que les juges soient indépendants et impartiaux, comme l’exige aussi la charte des droits fondamentaux, et que la procédure de nomination donne cette apparence. Dans deux autres affaires de fonctionnaires jugés par la chambre dans lequel siégeait Kornezov, il dira la même chose. L’affaire aurait pu en rester là. Après tout le TFP n’existe plus et Kornezov n’y est plus juge. Mais très vite dans les milieux judiciaires, un bruit court. Les décisions du Tribunal européen pourraient avoir une incidence sur la carrière du juge bulgare.
Certes la Bulgarie après la disparition du TFP, a nommé Kornezov juge au Tribunal européen selon la procédure indépendante et régulière. Mais Kornezov devait-il être au tribunal dès 2016 ? Non, disent certains juristes, car suivant un mécanisme compliqué, mis en place pour doubler le nombre de juges au tribunal européen, si la Bulgarie n’avait pas un de ses ressortissant au TFP, elle aurait dû attendre septembre 2019 pour nommer Kornezov. Donc ce dernier, jusqu’à il y a quelques mois n’aurait pas eu sa place au Tribunal. Et s’il y siégeait, c’était illégalement… Un média relaie cette information. La Cour réagit vivement. Elle reproche à la journaliste ses « insinuations infondées ». Et pourtant en mars 2018, la société américaine qui fabrique les célèbres chaussures Crocs fait sien cet argument et demande à la Cour l’annulation de l’arrêt du Tribunal européen la concernant et dans laquelle Kornezov était juge rapporteur.
Fait curieux, la Cour de justice jusque-là simple spectatrice, va utiliser une procédure spéciale, dite de réexamen, pour voir s’il n’y a pas lieu de faire marche arrière et de déclarer qu’en fin de compte les irrégularités dans la nomination de Kornezov au TFP n’ont pas les conséquences qu’on veut bien lui prêter car, au fond, elles ne seraient pas si graves. Une audience est prévue à cet effet. La Bulgarie est le seul pays à avoir envoyé un représentant à Luxembourg. L’avocate générale Eleanor Sharpston, saisie du dossier, déclare que les arrêts du Tribunal européen ayant trait au juge légal doivent être annulés. La Cour doit encore se prononcer. Cette affaire ne bénéficie d’aucune publicité à la Cour. Le service de presse n’avait rien à communiquer et ignorait même où trouver le texte de Sharpston sur son site. Alors des questions se posent : Pourquoi avoir demandé le réexamen si tardivement ? S’agit- il d’une question de droit ou fallait-il sauver le soldat Kornezov ? Et enfin, pourquoi dès qu’il s’agit de Kornezov, le gouvernement bulgare est toujours là à veiller au grain? La question a été posée à son service de communication ? Elle est restée sans réponse.