Cameroun

Les méandres d’un pays pauvre si riche

d'Lëtzebuerger Land vom 02.03.2012

« Si j’ai choisi de rentrer, c’est pour la qualité de vie ici. Mon salaire est inférieur à celui que j’avais au Luxembourg, mais le calcul est bon ». Robert1 hoche la tête. Nous sommes à Douala, capitale économique du Cameroun, dans un bar d’hôtel. Les climatiseurs ronronnent devant les fenêtres fermées, l’écran télé au mur est branché sur France 24 où l’on discute des manifestations de l’opposition au Sénégal. Nous sirotons des bières 33 Export et du jus de gingembre.

En ce moment, il fait -15° au grand-duché, où Robert a passé les dix dernières années, avant d’échanger son emploi dans une banque pour un poste similaire à Douala. Il ajuste ses boutons de manchette parfaitement assortis au costume taillé sur mesure. « Finalement on vit très bien au Cameroun. Le climat, la nourriture, l’ambiance… le plus motivant, c’est qu’on se voit grandir. En Europe, tu n’es qu’un pion parmi des milliers, dans un univers carré, saturé. Ici on avance vite ». Le constat redouble de sens quand l’économie européenne est en crise, alors que la Banque mondiale prévoit une croissance entre 4,5 et 5,5 pour cent pour le Cameroun. Le pays d’Afrique centrale, que les rares guides touristiques appellent « Afrique miniature » pour la diversité de ses paysages, regorge de ressources : pétrole, mines, bois, produits agricoles, un port sur l’Atlantique et un deuxième en construction, un potentiel touristique énorme et quasiment inexploité. « Si tu as une méthode professionnelle qui te distingue, tu trouveras de quoi faire. Il y a plein de travail au Cameroun ».

Tout le monde ne signe pas ce constat. Manuel, trentenaire et détenteur d’un master en comptabilité et finances, ne rêve que de partir. L’emploi qu’il a décroché dans une ONG de microfinance ne lui convient pas et est mal rémunéré. Il l’a accepté malgré lui, après une longue période de chômage, et continue à chercher. « J’ai déposé mon CV au moins cinquante fois, mais je n’ai obtenu aucun entretien. Alors que je vois des amis, aux pères ou oncles influents, être placés au bout de quelques semaines ». Il n’est même plus enragé, mais déterminé. « Moi qui n’ai jamais particulièrement voulu voyager, je ne veux qu’une chose : acquérir une expérience en Europe ou aux États-Unis, pour revenir avec un avantage compétitif. C’est nécessaire quand on ne dispose pas de réseaux performants ».

Manuel pointe du doigt un problème omniprésent : népotisme et corruption. Le Cameroun figure en 134e place (sur 183) de l’indice de perception de la corruption de Transparency International. Le manque à gagner résultant de détournements de fonds est estimé à 400 milliards de FCFA par an (6six millions d’euros) par des ONG locales. Le problème infiltre tous les niveaux de la société, sous de multiples formes. Blaise, agent de l’État depuis cinq ans, sait de quoi il parle. « L’administration camerounaise est pourrie, lance le jeune homme dynamique. Il y a les fonctionnaires qui perçoivent deux salaires, ceux qui corrompent le service ressources humaines pour avancer en grade avant l’heure, ceux pour qui toute occasion est bonne pour extorquer de l’argent aux citoyens. L’autre jour, au service des passeports, il n’y avait soi-disant plus de carton pour fabriquer les passeports… jusqu’à ce que les gens mettent la main à la poche ».

« Certes, il faut du recul quand tu reviens. Sans une certaine distance, je serais déjà reparti, convient Robert. Les habitudes professionnelles ne sont pas les mêmes ». Le débat est posé : comment trouver sa place dans une société où l’interrogation sur les notions de bien public et de justice sociale piétine ? L’enjeu est délicat, à la fois pour ceux qui reviennent au pays que pour ceux qui ne sont jamais partis. En attendant que l’État remplisse le rôle qui lui incombe, la société a tendance à s’autoréguler, laissant la porte grande ouverte aux courants communautaires et aux pulsions bien trop individuelles.

« Il y a tout à faire au Cameroun, assène Jonas avec son rire tonitruant. Ici, on fait le business ! ». Le quadragénaire originaire de Yaoundé est rentré il y a trois ans, après dix ans passés à Dakar pour des études en marketing, puis ses premiers pas professionnels. Après un moment de flottement, histoire de réactiver ses réseaux, les affaires commencent à marcher. Il est dans l’IT business et se définit comme « monteur de projets ». « Les banquiers ne comprennent pas comment on peut faire de l’argent avec un call center, rit-il. Moi, je leur explique. J’ai le don de savoir identifier des besoins. Et ces besoins pullulent ! ». Jonas, capable de vendre du sable à un touareg, a cofondé quatre nouvelles sociétés depuis qu’il est rentré, dont une dans la surveillance satellitaire. « Bientôt je monte une boîte dans le pétrole. Après, j’attaque les banques. Quand est-ce que tu m’invites au Luxem[-]bourg? ».

Pour les créatifs, les possibilités sont infinies dans un pays où la moitié de la population a moins de 18 ans. Le manque de régulation étatique laisse des brèches à ceux qui savent les reconnaître et disposent des ressources nécessaires pour agir. Les autres se débrouillent comme ils peuvent, souvent plutôt mal. 39,9 pour cent des habitants sont considérés comme vivant en-dessous du seuil de pauvreté2. Le salaire minimum est de 28 246 francs CFA par mois (environ 42 euros), alors qu’une bière coûte entre un et 1,5 euros, le kilo de riz 0,43 euros, le litre d’essence 0,87 euros et une grande bouteille d’eau 0,76 euros. Est-il étonnant que les gens cherchent des revenus alternatifs ?

L’État est le plus gros employeur au Cameroun, mais n’a jamais entendu parler de Keynes. Les traitements des fonctionnaires stagnent, alors que l’inflation grimpe et plus particulièrement les prix des denrées alimentaires (entre 4,5 et 6 pour cent en 20113). Le secteur privé s’aligne sans complexes. Les multinationales, entreprises françaises en tête, se sucrent, à l’image d’Orange pour qui le marché africain est une occasion de première classe pour renflouer ses caisses : un chiffre d’affaires de 3,4 milliards d’euros en Afrique en 2009, grâce à des tarifs exorbitants et des consommateurs qui n’ont pas trop de choix en l’absence de réseau téléphonique fixe. Ou le groupe Castel, propriétaire des Brasseries du Came-roun : une mine d’or dans un pays affichant une consommation de bière record. Marie, jeune mère de famille et bac plus cinq, gère le budget marketing des Brasseries. Un budget énorme. « Mais cela ne paie pas », soupire-t-elle. Son salaire est de 150 000 FCFA (225 euros). La famille Castel est une des plus grandes fortunes de France.

La politique salariale a été une arme cruelle du président Paul Biya depuis son arrivée au pouvoir en 1982. Pour asseoir son autorité, celui qui est passé par les grandes écoles parisiennes a divisé les salaires par trois, méthode machiavélique pour faire croire au peuple que tout futur geste vers l’amélioration sera une grâce. Ce n’est pas le seul tour du fin stratège qui gère le pays d’une main de fer. Agé de 68 ans, malade, il passe une grande partie de son temps à Genève ; pourtant le « prince» a été réélu en octobre dernier pour un nième mandat avec, officiellement, 77 pour cent des suffrages. Arrosage, division pour mieux régner… un pilier de son régime est le démontage systématique de l’opposition, voire son rachat, à un point tel qu’une partie des rares Camerounais à voter (taux réel de participation électorale estimé à moins de trente pour cent) ont effectivement donné leur voix au président.

« Je ne vote pas. Qu’on vote ou pas, il gagne de toute façon », observe Didier, exprimant le sentiment d’une écrasante majorité. Le cadre commercial dans une entreprise de communication a pourtant vécu dix ans au Sénégal, où la notion d’opposition politique n’est pas un concept creux. « Au Cameroun, impossible. Tu risques trop gros. Le régime ne te rate pas ». Les Camerounais ont néanmoins manifesté à plusieurs reprises, comme en 2008 contre la vie chère. Les forces de sécurité dispersent la foule avec une violence brutale, tirant à balles réelles. Le gouvernement reconnaît 40 morts, les organisations locales en accusent 139, y inclus des enfants. La presse européenne n’en parle guère ; le momentum politique n’est pas encore aux soulèvements populaires.

L’avant-garde camerounaise en sort apeurée. Pour consolider la terreur, le régime fait suivre l’épisode d’une ruse pour le moins inventive. Au paroxysme des révolutions arabes, en septembre 2011, un soldat armé bloque le pont sur le Wouri, axe stratégique de la Douala. « Il hurlait : Paul Biya dégage ! », raconte Didier. Le régime en profite pour déployer tout en arsenal militaire : hélicoptères, chars, police spéciale, marine. « Pendant une journée, Douala respira au climat de guerre civile ». Pour finir, le soldat plonge dans l’eau du Wouri et disparaît. Les Camerounais ne sont pas dupes : un coup de théâtre venant disperser toute velléité de soulèvement populaire ? En tout cas, un nouveau prétexte pour faire envahir les quartiers les plus sensibles de cohortes de police anti-émeute et de brigades d’intervention rapide.

« Singe qui n’arrive pas à attraper une mangue dit qu’elle n’est pas mûre », dit un proverbe bamiléké, l’ethnie de l’ouest du pays. La verve populaire, impitoyable, juge rapidement ceux qui critiquent le système comme étant ceux qui n’y réussissent pas. Cette perception contribue peut-être à faire partir beaucoup de Camerounais plutôt que de se battre contre des moulins à vent. La dia-spora camerounaise est estimée à quatre millions de ressortissants, pour vingt millions d’habitants au pays.

À l’Université du Luxem[-]bourg, les 98 Camerounais inscrits en 2011 portent haut les couleurs de l’Afrique, devant le Sénégal avec 48 ressortissants. Le vice-président des étudiants africains au Luxembourg, Stephen Keleko est Camerounais, tout comme le directeur de la Maison d’Afrique, David Foka. Ce dernier a également été un des premiers immigrés africains à faire partie d’une liste électorale, lors des dernières communales. Pourtant, le Cameroun reste mieux connu pour ses footballeurs que pour les raisons qui poussent les jeunes à émigrer d’un pays où les bars s’appellent Connexion, Le Visa ou Schengen. Le seul pays qui, d’un commun accord, « se dégrade au lieu d’avancer » alors que, avec ses ressources et le niveau d’éducation élevé des Came-rounais, « sous une bonne gouvernance, il fleurirait en moins de cinq ans ».

Les relations entre le Luxembourg et le Cameroun, quasi inexistantes, se diluent dans la politique de l’Union européenne, hésitante et sous la coupe d’une France au rôle sempiternellement ambigu. Son ministre des Affaires étrangères Alain Juppé avait déclaré en octobre 2011 que les élections au Cameroun, entachées d’irrégularités, s’étaient déroulées dans des « conditions acceptables ». Position conciliante qui fait sens, quand, de l’autre côté, la France nie toujours son implication dans une guerre d’indépendance meurtrière, aidant le protégé français Amadou Ahidjo à devenir Premier président du Cameroun libre, lui-même désignant comme son successeur… Paul Biya. En attendant le changement, le statu quo arrange ceux qui y trouvent profit.

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Béatrice Dissi
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