Séoul

Dans la capitale d’un pays qui ne connaît pas la crise

d'Lëtzebuerger Land vom 20.01.2012

Dans l’ombre de la Chine surpeuplée et surmédiatisée, la Corée du sud est un miracle économique récent qui passe relativement inaperçu en Occident. Quinzième économie mondiale1, membre du G20, c’est un pays de 49 millions d’habitants où le dur labeur est l’opium du peuple. Les moteurs de l’économie reposent sur les chaebols, ces immenses conglomérats industriels qui font un peu de tout, de l’automobile aux assurances en passant par la téléphonie. Les cinq plus gros (Samsung, Hyundai, LG, SK et Lotte) représentent près de 60 pour cent du PIB du pays, sans compter leur influence indirecte auprès de centaines d’autres sociétés agissant en tant que fournisseurs.

La dépendance de ces grands groupes familiaux est donc telle que la faillite de l’un d’entre eux menacerait la stabilité financière du pays tout entier. Un scénario peu envisageable actuellement, la crise n’ayant pas vraiment touché la péninsule coréenne, au contraire même serait-on tenté de dire (6,1 pour cent de croissance en 20102). Un œil sur les gens regardant la télé sur leur portable Samsung dans le métro de Séoul ou au volant des innombrables Hyundai et Kia qui bouchonnent les rues de la capitale confirme ce sentiment.

À l’autre bout de la chaîne, l’économie est faite d’un incalculable nombre de petits boulots, ce qui explique le faible taux de chômage (3,7 pour cent3). Ici, le service est roi, comme on peut le voir dans les sacro-saints centres commerciaux, où des grooms font la circulation à l’entrée du parking, tandis que d’autres vous guident à l’intérieur vers les places disponibles. Les restaurants comptent des armées de serveurs, corvéables à merci par les clients qui ont pris l’habitude de réclamer via de très sonores interjections un service immédiat. Cet excédent de petites mains, de préférence en uniforme, est perçu par le consommateur coréen comme un must, alors que ces fonctions mineures seraient considérées comme superflues voire inutiles en Europe. Tout le contraire des formules élémentaires de politesse (tenir la porte, laisser sortir les gens de l’ascenseur, s’excuser quand on bouscule, dire bonjour) qui sont purement et simplement ignorées quand elles ne mènent pas à un objectif mercantile (on vous saluera par contre à foisons si vous entrez dans un magasin).

D’un pays déchiré, pauvre, en plein doute, on est passé en moins de 40 ans à une nation conquérante, sûre d’elle jusqu’à exporter sa culture auparavant inexistante aux quatre coins de l’Asie, du moins si on considère que la K-Pop et les feuilletons romantico-kitsch sont des produits culturels. Une Olympiade (1988) et une coupe du monde de football (2002) auront permis de développer des infrastructures impressionnantes et de faire de Séoul une capitale moderne, énorme, mais où on ne se sent pas oppressé par l’immense population (dix millions d’habitants) grâce à une superficie hors norme. Séoul est avec Tokyo une des deux capitales mondiales de la technologie, où une application téléphonique donne à la minute près l’emplacement des bus ou des métros, où les omniprésentes caméras alimentent les données de circulation accessibles par GPS, où on peut tout payer avec son téléphone, où les parkings reconnaissent automatiquement les plaques d’immatriculation, où on peut se faire livrer n’importe quoi à n’importe quel moment du jour ou de la nuit et où on peut faire ses courses au supermarché à 4 heures du matin. Bref, une ville où tout se passe dans l’instant, où il ne faut quasi jamais attendre, où tout est toujours ouvert.

Séoul est aussi une ville qui a privilégié l’espace, les parcs et les avenues au milieu d’un déferlement de HLMs, mais où on peut un peu partout manger un barbecue et boire un verre de soju avec ses collègues en terrasse. Et Dieu sait qu’on en boit, du soju, cette espèce de vodka locale à base de patate douce, un peu légère et pas forcément très subtile. La marque principale de soju en Corée, Jinro, a d’ailleurs été le plus gros producteur mondial de spiritueux de 2001 à 2007, c’est dire ! En Corée, la consommation d’alcool est devenue une obligation professionnelle, comme si les déjà bien longues heures de bureau ne suffisaient pas à être complètement esclave de son travail. Une sorte de team building où les présidents, les directeurs et autres chefs de service vont arroser leurs subalternes avec pour excuse de renforcer la camaraderie. Il en résulte que les Coréens sont les quatorzièmes plus grands consommateurs d’alcool par habitant au monde, et les plus grands consommateurs en Asie4.

Une fois que le Coréen a mangé, bu, chanté et bu encore un peu plus, se pose la question du retour à la maison. Les taxis sont partout, mais pour les étudiants il n’est pas exceptionnel de se rendre au complexe de bains le plus proche en attendant le premier métro. Là, on profite en pleine nuit du sauna, du bain-bulles et de nombreuses autres pièces de bien-être avant de s’allonger à même le sol chauffé pour une nuit vaguement réparatrice.

Dans le paysage urbanisé asiatique, Séoul n’est cependant pas Tokyo. Il y a ce grain de folie en moins, et ce grain de café en plus. Les coffee shops fleurissent partout en nombre, offrant des lieux de discussions par milliers aux jeunes Coréens dont l’apparence semble être la principale préoccupation. Outre leur obsession à vouloir garder la peau blanche (en limitant leur exposition à chaque rayon de soleil), les Coréennes sont connues pour leur propension à abuser du scalpel chirurgical, tantôt pour rendre le nez plus pointu, tantôt pour gonfler la poitrine, raboter la mâchoire ou débrider les yeux. Sur les murs des stations de métro d’Apgujeong, Sinsa et Gangnam, hauts lieux de la mode locale, on retrouve non seulement des publicités affligeantes faites de raccourcis faciles entre forme du nez et taille du chéquier du futur petit ami, mais aussi des miroirs pour que tout ce beau petit monde puisse s’admirer avant de se faire admirer.

Dans une telle société obnubilée par l’apparence et le confort matériel, et surtout prête à tout pour y parvenir, il est intéressant de voir à quel point le sens critique de la population a pu être gommé afin de faire place à une uniformisation de masse censée mener vers le bonheur : quasi toutes les voitures sont noires, grises ou blanches, les enfants apprennent le piano et/ou le violon, le visage doit être ovoïde, etc. Les marques de luxe prospèrent à Séoul puisqu’il est de bon ton que les hommes fassent parler leur puissance financière en offrant sacs et chaussures de créateurs occidentaux à leur dulcinée.

Pour que le pays et sa capitale se développent encore plus, il manquait, il y a encore peu, une chose essentielle : la connaissance de l’Anglais. Alors pour mettre la pierre finale à l’édifice économique bâti depuis une génération, le pays importe par milliers les anglophones, principalement Américains et Britanniques, tentés par un emploi de professeur dans des académies privées, les hagwon, qui tournent à plein régime et accueillent des enfants dès cinq ans ! Les parents imposent à leurs rejetons des rythmes endiablés faits de cours particuliers et de devoirs en permanence dans une course effrénée à l’apprentissage de la langue de Shakespeare, encore très peu maîtrisée par le Coréen lambda. Daechi-dong, quartier de Séoul où se trouvent toutes ces écoles, voit les prix de son immobilier exploser de par la volonté des familles riches d’y habiter afin de jongler entre les différentes institutions où leurs enfants passent leurs journées et parfois soirées. Outre un quasi abrutissement des enfants qui pensent plus à étudier qu’à s’amuser, ces académies dont tout le pays est fier creusent de fait un fossé grandissant entre les familles riches et les plus pauvres qui ne peuvent pas se permettre de cours particuliers, contribuant à une fracture sociale à l’américaine.

Personne ne sait comment ce modèle évoluera au cours des prochaines années, mais au vu des résultats économiques récents du pays du matin calme qui a pu rebondir sans difficulté de la crise asiatique de 1998 et des investissements énormes qui sont consacrés à l’éducation, il est probable que ce miracle économique ne s’estompe pas de sitôt, que du contraire.

1 Source : FMI
Sébastien Cuvelier
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