D’Land : Madame Menétrey, vous intervenez mardi 21 octobre (à 19h) à la Bibliothèque nationale au sujet des procédures-baillons. La presse luxembourgeoise en subit de plus en plus ces dernières années. Est-ce une tendance globale ?
Séverine Menétrey : Plutôt oui. Mais il est compliqué d’affirmer scientifiquement qu’il y en a plus. Car la justice ne qualifie pas toujours ainsi ces procédures utilisées par le fort pour réduire le faible au silence. Et si elle le fait davantage depuis une quinzaine d’années, c’est grâce à la mobilisation des ONG, des journalistes, des activistes pour dénoncer ce phénomène. Si on regarde les chiffres tels qu'ils sont renseignés par différents think tanks et groupements de journalistes, oui, le nombre va croissant. En identifiant le phénomène, on le révèle à tous et cela permet d'en parler ouvertement. L’on constate ainsi une augmentation des atteintes à la liberté d’expression ou au droit de manifestation individuel, par exemple en Pologne où les journalistes font l’objet de nombreuses poursuites.
Y-a-t-il une corrélation entre recours au slapp (Strategic lawsuit against public participation) et le degré d’autoritarisme ?
Oui. La liberté d'expression est une garantie d’un système libre et démocratique. Quand celui-ci vacille, en général, les premiers à en pâtir, ce sont les contrepouvoirs, la presse ou les voix minoritaires ou minorisées. Beaucoup de slapps sont initiés par des personnalités politiques qui veulent faire taire des opposants. Dans des pays comme le Luxembourg, le Canada ou les États-Unis, ces procédures émanent majoritairement des entreprises ou des acteurs économiques puissants. Si vous prenez les premières procédures-baillons identifiées comme telles, que ce soit aux États-Unis ou au Canada, elles portaient souvent sur des questions environnementales, des grands groupes de traitement des déchets ou d'exploitation forestière. Des slapps qui n’ont rien à voir avec le caractère démocratique de l’État.
La chercheuse Maude Colin souligne la dimension « particulièrement pernicieuse » des slapps. Pouvez-vous dire pourquoi ?
Les slapps représentent un double danger. Collectif d’abord, car l'enjeu de cette procédure, c'est de réduire le débat public, de décourager toute mobilisation publique. C’est une atteinte au bon fonctionnement d’une société libre et démocratique. Individuel, ensuite. Par exemple, un collègue professeur de droit en France, Laurent Neyret a été longuement poursuivi par une firme (Chimirec, ndlr) pour avoir détaillé dans une revue sa condamnation pour trafic de déchets dangereux. Après plusieurs années d’une procédure qui l’innocentera, il conclut : « Ma plume ne sera plus jamais la même ». C’est pernicieux et dangereux.
Cela a été identifié comme tel puisque le législateur européen a voté en 2024 une directive anti-slapp. Quel a été l’élément déclencheur ?
C'est l'assassinat, en 2017, de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia. Au moment de son meurtre, elle était visée dans une quarantaine de procédures pénales et civiles. Cela montre à quel point cette persécution judiciaire est un phénomène dangereux. Ce qui interpelle c’est que la réponse normative vient d'une mobilisation des acteurs (Reporters sans frontières, Comité pour la protection des journalistes, etc.) du secteur visé par les procédures. Comme en Amérique du Nord, les ONG se sont appuyées sur des travaux d'universitaires, sur un background analytique ou scientifique. Et il est clair que la question des slapps a été portée à l'attention des institutions européennes par ce travail de plaidoyer. L’organisation CASE, Coalition against slapps Europe, a également soumis une proposition de directive.
L’activisme est né de slapps d’ordre politique mais ce sont finalement des entreprises, par exemple Socfin au Luxembourg, qui mettent la pression sur la liberté d’expression…
Pour ne pas la citer...
Est-ce que la communauté d’affaires est intervenue pour nuire au processus législatif européen ?
Je l’ignore. On note cependant un assouplissement des garanties entre la proposition initiale et la directive finalement adoptée. Mais il est assez dur de prétendre que cette législation anti-slapp est une atteinte au droit de se défendre en tant qu’entreprise. Je pense que l’existence-même d’une législation, peu importe sa qualité intrinsèque, va de facto limiter les slapps. Des puissants qui pensaient être à l'abri de toute riposte vont se dire « mince, ça va se voir et c’est mauvais pour notre image ». Au Québec, la législation anti-slapp date de 2009. Et des slapps, ces dernières années, il n’y en a plus.
Est-ce qu'on peut s'attendre à ce que des centres financiers comme le Luxembourg procèdent à une transposition sommaire ? « La directive, rien que la directive » est la devise nationale bis…
Le projet de loi n’a pas été déposé au Luxembourg. (Il le sera cet automne, selon le ministère de la Justice, ndlr). C’est donc difficile à dire. En Belgique, le texte de transposition est assez ambitieux, mais la Belgique n'est pas un centre financier en tant que tel. D’une manière générale, on peut penser que les pays qui sont extrêmement attractifs pour des grands conglomérats risquent de faire une transposition minimaliste. Il faut voir quel champ d’application va être donné. Pour l’heure, parce que c’est une directive européenne, elle ne porte que sur les actions transfrontières.
Selon CASE, seuls neuf pour cent des Slapps sont des procédures transfrontières…
Les règles de compétences au sein de l’UE permettent aux plaignants de mener des procédures transfrontalières. Les groupes ou individus peuvent poursuivre dans tout État-membre où ils estiment subir un dommage. Cela crée un forum shopping. Mais ils ne l’utilisent pas beaucoup. Ils agissent où se trouve la personne, journaliste ou ONG, au niveau interne. La dimension transfrontière, c’est ce qui donne la compétence à l’UE. L’enjeu principal, c'est de savoir si les États membres vont étendre la transposition aux cas internes.
Quels sont les principaux mécanismes de la directive anti-slapps ?
D’abord, une procédure de rejet rapide. Pour éviter de faire subir un procès long et pénible à une personne, on va pouvoir déclarer l’action manifestement infondée. Mais au Luxembourg, il sera quand même nécessaire pour la personne poursuivie de se faire assister par un avocat. Il y aura un coût financier (qui pourra être pris en charge). L’autre point positif est qu’en cas de rejet précoce, le requérant — donc le « slappeur » — va devoir motiver sa demande. On assiste à une inversion de la charge de la preuve. On va considérer a priori que la procédure est abusive et il va devoir prouver qu’elle ne l’est pas.
Lors de votre intervention à la BNL, vous évoquerez la décriminalisation de la diffamation. Pourquoi ?
Ce concept n'est pas du tout dans la directive car celle-ci reste justement éminemment procédurale. L’UE n’a pas compétence pour influencer le droit au fond. Cette question de la décriminalisation de la diffamation est surtout portée au sein du Conseil de l'Europe. Selon les avis de son conseil des ministres, la diffamation ne devrait pas relever d’une procédure criminelle. La législation constitue déjà une atteinte en elle-même. Attaquer au pénal, c'est encore symboliquement et psychologiquement plus impressionnant que d’être poursuivi devant une juridiction civile.
D’un autre côté, vous parlez aussi d'un risque d'utilisation abusif de l'Arsenal anti-slapp…
La difficulté dans ce débat sur les slapps, c'est qu'il y a cette dimension un peu manichéenne ou moralisatrice, une réactualisation de David contre Goliath, avec un gentil petit poursuivi par un grand méchant. Mais la procédure fonctionne dans les deux sens. Un exemple ? Cela vaut ce que ça vaut, mais le couple Macron vient de saisir la justice américaine contre l’influenceuse Candace Owens, responsable de la diffusion de la rumeur transphobe sur l’épouse du président de la République française (selon laquelle elle serait née homme). Est-ce qu’on doit considérer que Brigitte Macron porte atteinte au débat public ? On ne peut pas passer totalement sous silence ce phénomène des fake news et des influenceurs.
La liberté d’expression prend une autre forme aussi aux États-Unis…
Oui, on y décèle un phénomène intéressant. La jurisprudence américaine sur la liberté d'expression, qui est très étendue, a été longtemps très critiquée par les juges conservateurs. Ils trouvaient qu’elle était trop laxiste. Depuis quelques années, vous avez des courants beaucoup plus démocrates et beaucoup plus à gauche, notamment la juge de la Cour suprême Elena Kagan, qui trouvent que dans ce contexte d’infox, il faut réfléchir à cette jurisprudence. Voilà un risque qu'il ne faut pas sous-estimer, le risque de voir une utilisation abusive de cet arsenal. Le mécanisme anti-slapp a toute sa légitimité. Il faut juste avoir conscience du risque.
C’est donc une question d’équilibre…
Les procédures-baillons illustrent la fragilité des contrepouvoirs. Plus dans certains États membres que dans d'autres. Finalement, il ne s'agit que dans une assez faible mesure d'un problème de procédure civile. C’est un problème bien plus large d'État de droit et peut-être de garantie démocratique en général. Bien sûr, comme processualiste, je suis assez favorable à l'utilisation de la procédure pour répondre à un certain nombre de problèmes. L'utilisation de la procédure civile pour remédier à des problèmes systémiques de rapports de force, ça montre le pouvoir de levier du changement social qu'a la procédure. Mais il ne faut pas exagérer ce pouvoir de levier et donc il ne faut pas que ce soit l'arbre qui cache la forêt.
C’est-à-dire ?
C'est très bien d'avoir une directive anti-slapp, mais il faudrait quand même réussir à trouver d'autres garanties. Il y a un point, à mon avis, qui manque dans toute la réflexion, c'est la dimension économique. Il y a une caution qui peut être versée par le slappeur, dans le cadre de la directive. Cette caution peut être reversée au journaliste ou à l’ONG après coup. Mais en fait, ce qu'il faudrait, c'est aussi avoir des garanties pour le slappé, des garanties d'avoir accès à un avocat, etc. Il faut donc améliorer la protection des contrepouvoirs en général et améliorer le soutien financier pour la personne poursuivie.
Donc, au législateur de permettre au magistrat de sanctionner le slappeur…
Oui, absolument. Mais on peut aussi réfléchir à comment assurer un meilleur financement de la défense.
Vous avez également travaillé à l’Uni.lu sur la publicité de la justice. Est-ce que vous pouvez rapidement faire un état des lieux au Luxembourg ?
Comme je m'intéresse au phénomène contentieux, je m'intéresse beaucoup au produit fini qu’est le jugement. Ne pas avoir accès aux décisions c’est comme ne pas avoir accès au droit. Là aussi, il en va quand même de la garantie d'une société libre et démocratique que de savoir ce qui se passe dans nos tribunaux. Quand je suis arrivée au Luxembourg, il y a treize ans, on n'avait pas accès ou très peu accès aux décisions de justice. Cela m'avait interpellée.
Que s’est-il passé ensuite ?
J'ai d’abord missionné des étudiants auprès du parquet pour qu'ils anonymisent à la main les décisions. Cela n'a pas très bien marché. Et puis ensuite, on a eu un projet de recherche avec Frédérique Boulanger, qui a consacré sa thèse à l'open data des décisions de justice. Et c'est arrivé à un moment où, comme en France, il y a eu ce phénomène très marqué de donner accès aux décisions, mais c’était limité à cause du RGPD… donc sans données personnelles. Il y a une certaine contradiction pour moi, en tant que processualiste, entre le principe de publicité et le droit d'accès à l'information. La messe est dite. Le droit européen, le RGPD, a conduit à l'anonymisation de toutes ces données.
Amicus curiae
Séverine Menétrey, professeure en droit judiciaire à l’ULB-UMons (précédemment à l’Uni.lu), née à Paris en 1980, travaille, depuis sa thèse consacrée à l’amicus curiae (intervention par un tiers rendue possible dans la directive sur les procédures bâillons), sur les évolutions contentieuses tant dans l’utilisation du procès à des fins stratégiques que dans les transformations symboliques et pratiques des juridictions.