Elisabeth Margue veut renforcer l’Alia. L’autorité verrait passer l’ensemble du paysage médiatique (influenceurs inclus) sous sa surveillance. Elle serait aussi dotée du pouvoir de retirer les « contenus illicites », dont ceux qui menacent « l’ordre public »

M pour médias

La ministre déléguée aux Médias, Elisabeth Margue (CSV), et la haute fonctionnaire, Anne-Catherine Ries, ce mardi lors d’une con
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 10.10.2025

Au Luxembourg, la faiblesse des autorités de régulation a longtemps été perçue comme un levier d’attractivité. De la CSSF à la CNPD, en passant par le Conseil de la Concurrence, elles restaient sous-staffées et prisonnières d’un pragmatisme business friendly. Mais au lendemain de la crise financière de 2008, la pression européenne (associée à la hantise réputationnelle) contraignait le gouvernement à étoffer les dispositifs. Passer pour un État d’opérette, cela devenait délétère pour les affaires. Aujourd’hui, la CSSF voit ses effectifs dépasser les mille employés (ils étaient 75 en 1995), et n’hésite plus à faire du « name and shame », même vis-à-vis de vénérables institutions, comme la Spuerkeess. L’Autorité de la Concurrence est passée de huit à 21 employés en cinq ans. En attendant l’introduction d’un contrôle des concentrations (le Luxembourg restant le dernier pays de l’OCDE à ne pas en disposer), elle passe par Bruxelles pour contrer les visées hégémoniques de la Brasserie nationale. Même la très timorée CNPD a fini par infliger une amende de 746 millions d’euros à Amazon en 2021. Elle l’a fait en toute discrétion, se cachant derrière les mécanismes européens de coopération.

Née en 2013 parce qu’une directive européenne l’exigeait, l’Autorité luxembourgeoise indépendante de l’audiovisuel (Alia) est, elle, restée un tigre de papier. Elle comptait seulement treize employés en 2024, tentant de suivre les plaintes contre N1 Croatia, Live Jasmin, Dikrich TV, Sky UK ou encore Apart-TV. Sans oublier une partie de la galaxie Bertelsmann. Or, son contrôle du quasi-monopoliste RTL Lëtzebuerg reste pusillanime. Richtung 22 en a fait le test en déposant, au printemps 2024, seize plaintes contre CLT-Ufa devant l’Alia. L’autorité a botté en touche. Elle s’est ainsi déclarée non compétente pour contrôler l’exécution de la convention sur « la prestation d’une mission de service public » signée en 2022 entre l’État et CLT-Ufa. Elle n’est pas non plus compétente pour analyser les contenus « sous forme écrite » publiés sur rtl.lu, son scope se limitant aux seuls « éléments audiovisuels ou sonores ». (Dans deux plaintes pour publicités clandestines, l’agent instructeur avait recommandé une sanction, avant que le conseil d’administration ne finisse par classer l’affaire.) L’opération de Richtung 22 expose les carences législatives de l’Alia qui est présidée depuis janvier par Marc Glesener, ancien rédacteur en chef du Wort reconverti dans la consultance « stratégique et politique ». (C’est lui qui avait conseillé le Spëtzekandidat Claude Wiseler dans sa Reconquista ratée de 2018.)

La ministre déléguée aux Médias, Elisabeth Margue (CSV), promet aujourd’hui « une véritable valorisation » de l’Alia. Elle propose de faire table rase de la loi des médias électroniques de 1991, un « patchwork » aussi chaotique qu’anachronique. Déposé le 30 septembre, son projet de loi sur les médias dessine une nouvelle architecture de supervision. Au-delà des formats audiovisuels, l’Alia se voit chargée de tous les contenus qui paraissant sur papier ou apparaissant sur les écrans, couvrant ainsi l’ensemble du paysage médiatique. Elle changera logiquement de dénomination, d’Alia à Alim, le« m » pour médias remplaçant le « a » pour audiovisuel.

Depuis un moment déjà, les temps ont changé : « Les influenceurs sont devenus des acteurs majeurs dans la formation de l’opinion des citoyens », lit-on dans le projet de loi. À partir d’une certaine audience (qui reste à être définie), les « créateurs de contenu » (podcasteurs, vloggeurs et bloggeurs) seront soumis aux mêmes règles et principes que les autres « services de médias ». Une nouvelle qui propulse l’Alia sur la une de L’Essentiel ce mardi : « Influenceurs : La fin des pubs déguisées ».

Une question de « level playing field », comme le répète, dans un langage très friedenien, la ministre Margue. Il s’agirait de garantir l’égalité de traitement, en établissant « un socle de grands principes ». Cela faisait longtemps que l’Alia demandait une extension de ses prérogatives et une augmentation de ses moyens. Son précédent président, le magistrat Thierry Hoscheit, avait mené une campagne de lobbying incessante. Face à Paperjam, il mobilisait en 2023 l’argument du Standuert : « Si on veut faire passer le message à l’étranger qu’on est une place intéressante sur le plan médiatique, on doit se doter d’un régulateur qui assure ». Or, réformer l’Alia n’était manifestement pas une priorité de l’ancien ministre de tutelle, Xavier Bettel (DP). Les travaux préparatoires n’ont débuté qu’au printemps 2024. Ils ont été accélérés par deux règlements européens, l’un instaurant davantage de transparence sur les bénéficiaires effectifs des médias, et l’autre encadrant la « publicité d’État » et les annonces politiques.

Le nouveau projet de loi sur les médias propose de « renforcer considérablement les pouvoirs d’action et de sanction ». Le montant maximal des sanctions administratives passe ainsi de 25 000 à 250 000 euros. Une pilule amère pour les médias que le projet de loi tente de faire passer en soulignant lourdement « l’accent mis sur la prévention plutôt que sur la répression ». Au cours de l’exposé des motifs, les fonctionnaires du Service des médias et des communications épuisent le champ lexical : « guidance », « pédagogie », « sensibilisation », « compréhension », « dialogue constructif », « accompagnement », « confiance », « coopération ». Plus loin, le projet de loi se présente dans les habits de la « simplification administrative ». C’est ainsi que la taxe de surveillance (2 000 euros par an et par entité) est simplement abolie. Une recette autonome (environ 800 000 euros par an) à laquelle l’Alim devra renoncer. Voilà qui renforcera « l’attractivité du pays pour les fournisseurs souhaitant s’y établir », espère le ministère.

La future Alim se voit dotée d’un nouveau et très réel pouvoir, celui d’émettre « des injonctions temporaires de retrait de contenus illicites ». Dès juin, dans son avis sur l’avant-projet de loi, le Conseil de presse relevait cette rupture : « Il devient une première fois possible pour une autre autorité que la Justice d’émettre des injonctions de retirer des contenus d’un média de presse écrite ». Le ministère tente de minimiser toute peur de censure (un terme que le Conseil de presse n’utilise pas) et souligne que cette « injonction temporaire » ne s’appliquera qu’aux « contenus flagrants et d’une gravité telle qu’ils doivent être retirés sans délai ».

Ces contenus illicites, énumérés à l’article 11, figuraient pour la plupart déjà dans le Code pénal. On retrouve l’incitation à la haine, la discrimination ou le matériel pédopornographique. Sont également visées les « atteintes à la dignité humaine », notamment « les représentations complaisantes de la souffrance humaine », tout comme « l’apologie, la justification, la minimisation, la négation de l’existence d’un ou plusieurs génocides, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre ». Ceci afin d’empêcher, comme le précise le commentaire des articles, « la banalisation de l’horreur ».

Le projet de loi va un pas plus loin. Parmi les contenus illicites, ils ont retenu la « mise en péril de la sécurité nationale et de l’ordre public ». (Il s’agit en fait d’un copier-coller des cahiers des charges liées aux concessions.) Dans les commentaires d’articles, on souligne qu’il serait « crucial » de rendre illicites de tels contenus qui risqueraient de « compromettre la stabilité des institutions démocratiques » et d’« alimenter des mouvements extrémistes ou propager des appels à l’insurrection ». Il faudrait veiller à ce que « la liberté d’expression ne soit pas détournée pour servir des objectifs subversifs ».

Les services d’Elisabeth Margue soulignent que ces dispositifs pourraient éventuellement être appliquées dans le cas d’une « ingérence étrangère ». Selon les perspectives, on peut y voir un renforcement de la résilience démocratique, ou une porte ouverte à la censure sous un futur régime illibéral. Lors de sa conférence de presse de mardi matin, Elisabeth Margue est restée très vague sur le sujet. On verra ce que le Conseil d’État en dira dans son avis, a-t-elle improvisé. Pour le reste, il faudrait faire confiance au discernement de la future Alim. Le même jour dans l’après-midi, face aux députés réunis en commission, elle semblait mieux briefée, soulignant que le seuil pour prononcer une injonction de retrait était élevé, le projet de loi évoquant une violation « manifeste, sérieuse et grave ».

Déjà fin juin, dans son avis sur l’avant-projet de loi, le Conseil de presse s’était inquiété des notions d’« ordre public » et de « sécurité nationale », qui seraient « certes légitimes » mais dont la portée lui semblerait « extrêmement large et imprécise » : « Cette imprécision ouvre la porte à des interprétations excessivement restrictives, qui peuvent être mobilisées pour limiter la liberté de la presse sous couvert de protection de ces valeurs ». Le Conseil de presse rappelait que c’était en se référant à « la sécurité et la sûreté publiques » que la Ville de Luxembourg avait refusé de communiquer à l’ASBL Zentrum fir Urban Gerechtegkeet une base de données sur les passages piétons. (Une argumentation que la Cour administrative a balayée il y a quatre mois.)

Ce mardi, le sujet n’a pas vraiment fait broncher la commission parlementaire des Médias, qui compte huit ex-journalistes, dont Félix Eischen (RTL-Télé), Francine Closener (RTL-Radio) et Gusty Graas (Journal). Seul Dan Hardy (ADR, ex-RTL-Télé) a sauté sur l’occasion pour se livrer à une escarmouche anti-woke. Rappelant que la discrimination était définie comme « contenu illicite », il a lancé : « Est-ce par exemple discriminant si quelqu’un ne parle pas le langage genré ? » La ministre a eu une réponse mi-énervée, mi-amusée : Elle se verrait mal ne pas appliquer la directive européenne qui se baserait sur le Conseil des droits de l’Homme.

Ce mardi, les députés ont surtout thématisé les commentateurs anonymes. Laurent Zeimet (CSV, ex-Wort) et Mars Di Bartolomeo (LSAP, ex-Tageblatt) ont visé le site d’« un grand média » auquel l’État a confié une « mission de service public » : « On sait de qui on parle ». (Sans jamais nommer expressément RTL.) Mars Di Bartolomeo s’est lancé dans une longue tirade contre ces « Kaputzemänner a Kaputzefraën » se cachant derrière l’anonymat pour faire des commentaires d’une « grande stupidité », « dignes » de ceux du « pire média qui a entretemps disparu » (précisant, cette fois-ci : « Je parle de Lëtzebuerg Privat ».)Étant donné que l’État finance RTL, le gouvernement devrait lier la prochaine convention au bannissement de ces commentaires « masqués », et imposer des commentaires « à visière ouverte ».

La ministre a tenté de noyer le poisson, se référant au débat juridique allemand sur la « Klarnamenpflicht ». Elle a ensuite rappelé que les dispositifs sur les contenus illicites vont également s’appliquer aux commentaires d’utilisateurs, que les médias devront donc « régulièrement modérer ». Insatisfait de cette réponse, Laurent Zeimet est revenu à la charge : « Il faut quand même qu’on puisse dire à un média chargé d’un service public : ‘Dat geet net’ ». Elisabeth Margue a plaidé non-coupable, renvoyant la responsabilité aux « gens qui ont négocié la convention… Ce n’était pas moi ! » Il faudrait revenir sur la question lors de la prochaine convention [entre l’État et RTL], « mee dat ass Zukunftsmusik », a conclu la ministre.

Son projet consacre pourtant ce modèle « hybride », dont l’étrangeté passe souvent inaperçue : Un média privé (appartenant au conglomérat Bertelsmann) est financé par l’État luxembourgeois, afin qu’il assure « une mission de service public ». Jusqu’à quinze millions d’euros par an sont ainsi versés annuellement à RTL, soit l’équivalent de l’ensemble de l’aide à la presse écrite (selon le régime de 2021). Le projet de loi assure un ancrage législatif : « Un signal fort soulignant l’engagement de l’État envers l’attribution de telles missions [de service public] », lit-on dans les commentaires d’articles. « Il faut que la politique donne les moyens à l’Alia de surveiller RTL », déclarait Thierry Hoscheit, il y a six mois au Land. Des politiciens lui auraient confié : « On ne veut pas se fâcher avec RTL de peur de ne plus passer à l’antenne ».

Ce mardi, les députés voulaient surtout savoir si les moyens financiers de l’Alia allaient suivre l’élargissement de son domaine de la supervision. « Dat geet esou… Psshouu ! », entend-on dire la ministre qui esquisse une courbe ascendante avec sa main. Le lendemain le budget 2026 est présenté : La dotation de l’Alia double de 1,8 million à 3,6 millions d’euros.

Au niveau de la gouvernance, Elisabeth Margue affiche également une ouverture. À côté des deux fonctionnaires représentant les ministères d’État et des Finances, le conseil d’administration de la future Alim comptera cinq membres « issus de la société civile ». Deux parmi eux seront nommés par le gouvernement, trois par le Parlement (à une majorité des deux tiers) ; le tout après un appel public à candidatures. La ministre y voit le garant d’« un certain mix » et de l’indépendance. (Jusqu’ici, tous les membres du CA étaient nommés par le gouvernement.) Le Conseil de presse s’inquiète, lui, d’une composition « plus politiquement partisane ». À la commission des Médias, le député Déi Lénk (et ancien du Woxx) David Wagner a plaidé pour une « dépolitisation » du processus de nomination, exprimant son malaise, « en tant que député et comme ancien journaliste ». Alors que le projet de loi promet « un renforcement des pouvoirs de la direction », il place une épée de Damoclès au-dessus de la directrice de l’Alim et de ses deux futurs adjoints. Ceux-ci pourront être révoqués s’il existe « un désaccord fondamental et persistant » avec le conseil d’administration. Or, quatre membres sur sept du CA sont nommés par le gouvernement. Difficile de ne pas y voir un frein de sécurité pour l’État dont les liens avec CLT-Ufa sont organiques.

Saisis-toi

Dès juin, le Conseil de presse se montrait très satisfait de l’avant-projet de loi que lui avait soumis la ministre déléguée aux Médias. Pour des raisons institutionnelles surtout. Elisabeth Margue s’engage en effet à encourager « la corégulation » et à respecter « l’autorégulation ». Le projet de loi vise une « coopération » entre l’Alia et le Conseil de presse, la première devant transmettre à la seconde toute plainte concernant la déontologie journalistique. Le projet de loi reprend surtout une revendication historique du Conseil de presse, l’autosaisine. Actuellement, une plainte n’est recevable qu’à condition que le plaignant puisse justifier d’un intérêt personnel. Concrètement, cela signifie que l’écrasante majorité des plaintes ne peuvent être retenues. Le mécanisme de l’autosaisine pourrait changer la donne, et permettre enfin au Conseil de presse d’exercer un réel contrôle déontologique.

Bernard Thomas
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