La procrastination, une faiblesse humaine, un péché véniel, une regrettable mais inéluctable constante du comportement humain ? Depuis Seattle, l’expert en prospective climatique Alex Steffen nous enjoint à reconsidérer notre perception de cette notion en lui apposant le qualificatif « prédatrice ». Le « predatory delay », c’est selon sa définition « le ralentissement délibéré du changement afin de prolonger un statu quo profitable mais insoutenable dont les coûts seront portés par d’autres ».
L’avantage de cet éclairage est de nous fournir un outil conceptuel robuste face aux mille et une méthodes d’atermoiement invoquées pour remettre à plus tard le sevrage des énergies fossiles. Qui procrastine ? Il existe certes une responsabilité collective – formellement, tous les humains sont responsables collectivement envers ceux qui vivront sur cette planète d’ici quelques années. Mais ils ne sont pas tous engagés à un degré comparable dans les efforts de blocage. Dans le médaillon que Steffen a publié sur Twitter, sa définition est opportunément superposée à l’image d’une plateforme pétrolière offshore dans un paysage arctique.
« Nous possédons l’avenir », relève Steffen. A savoir : « Les gens qui seront vivants à l’avenir peuvent émettre des exigences éthiques à notre encontre. Nous avons des devoirs envers eux. Ils ont des droits. » La pratique actuelle consiste à considérer que « les droits de propriété des générations actuelles l’emportent sur les droits de l’homme des cent prochaines générations ».
Le concept de procrastination prédatrice présente une certaine analogie avec celui d’écocide. Dans les deux cas, il s’agit de criminaliser des comportements contemporains au regard des dégâts qu’ils engendrent et engendreront. Mais celui de procrastination a l’avantage d’aider à déchiffrer l’abondance et l’hypocrisie des raisons avancées pour ne surtout rien changer dans l’immédiat à nos addictions énergivores et destructrices. Une attitude que Steffen compare à celle de quelqu’un qui placerait sur une place publique une bombe réglée pour sauter un an plus tard. Doit-il être jugé et empêché de causer d’autres dégâts ? Sans doute y aura-t-il un consensus pour dire que oui. Si la bombe est réglée pour sauter dans dix ans, qu’en est-il ? Et s’il s’agit de cent ans ? « Où cesse notre obligation d’éviter des dommages sérieux et prévisibles à autrui ? », demande-t-il. Et de citer Paul Hawken pour qui « nous avons une économie où nous volons le futur, le vendons au présent et le nommons PIB ».
Lorsqu’un écolier préfère jouer sur sa console plutôt que de faire ses devoirs, on lui pardonne volontiers. Cette procrastination-là lui vaudra un bonnet d’âne et menacera sa scolarité si elle devient systématique. Mais que des fonds d’investissement, actionnaires, capitaines d’industrie et dirigeants politiques, appuyés par une partie de l’électorat, insistent pour remettre à plus tard la décarbonation et les changements structurels que celle-ci présuppose est d’un autre acabit : c’est bel et bien un comportement de prédateur.