Retours forcés

11-5: case désespoir

d'Lëtzebuerger Land vom 06.03.2003

Discrètement assis parmi les journalistes, François Jacobs enregistrait tout ce qui se disait, lundi dernier, lors de la conférence de presse au siège de l'Asti (Association de soutien aux travailleurs immigrés). L'employé de la Caritas était venu en «espion» pour ainsi dire, probablement suite au reportage diffusé par RTL Tele Lëtzebuerg une semaine plus tôt. Le journaliste Frank Rosch, ayant accompagné un groupe de l'Asti au Monténégro qui rendait visite aux familles expulsées du Luxembourg le 5 novembre dernier, avait alors donné la parole à un père de famille monténégrin qui critiquait sévèrement l'action de Caritas sur place. 

En substance, l'homme reprochait à l'ONG catholique de «collaborer» avec le gouvernement luxembourgeois pour le choix des familles à expulser. Visiblement affectée par ces reproches, qui la concernaient directement, la responsable du service réfugiés de Caritas, Agnès Rausch, avait réagi le lendemain sur le plateau de la chaîne de télévision nationale pour expliquer à quel point, selon elle, ces critiques sont infondées. Elle serait uniquement informée par le ministère de la Justice pour quels demandeurs déboutés des papiers furent sollicités à Belgrade et irait alors voir les familles en question pour les convaincre de ne pas attendre l'arrivée de la police pour une expulsion forcée. 

Pour Caritas, les retours forcés sont inadmissibles, mais elle semble avoir accepté la position du gouvernement luxembourgeois que les demandeurs d'asile déboutés devraient retourner chez eux. Et c'est là que se situe le malaise entre Caritas et Asti notamment: l'Asti refuse tout retour, même «assisté» (c'est-à-dire avec une aide financière et sans police), alors que Caritas a aussi un bureau au Sandjak, dans le Nord du Monténégro, dont sont originaires la plupart des demandeurs luxembourgeois. L'ONG catholique y exécute un mandat gouvernemental d'aide au développement, notamment par l'attribution de micro-crédits. Donc, Fränz Jacobs était sûrement aussi venu à Eich pour écouter si les projets de son employeur seraient critiqués.

«Pour moi, parler de 'retour assisté' relève du cynisme pur,» affirma lundi Magguy Backes, enseignante au LTC, militante bénévole (donc sans affiliation directe à l'Asti) dans la défense des demandeurs d'asile parce qu'elle accueille leurs enfants dans les classes spéciales du lycée. Ensemble avec Serge Kollwelter et quelques autres militants de l'Asti (et une équipe de RTL), elle a passé ses vacances scolaires de février au Sandjak, pour aller rendre visite aux «familles du 5 novembre», les cinq familles avec les jeunes enfants qui furent les premiers expulsés de novembre 2002. À moins quinze degrés, des mètres de neige à traverser souvent à pied faute de routes praticables, une seule pièce de la maison chauffée, les visiteurs luxembourgeois furent néanmoins accueillis chaleureusement dans ces familles qu'ils connaissent depuis des années. «Ce qui m'a le plus marquée, continue Magguy Backes, c'est leur désespoir. Ils ne comprennent pas pourquoi on leur a fait cela. Et je n'ai pas de réponse à leur donner.»

Si le Monténégro d'aujourd'hui ressemble à tous ces pays d'émigration classiques, comme le Luxembourg au XIXe siècle ou le Portugal des années 1960 - pauvreté, chômage, manque de perspectives -, sa situation se distingue par le fait qu'ils se trouve comme derrière un mur invisible: celui de la forteresse Europe. Il n'y a presque plus aucune chance d'en échapper. L'espace Schengen, ce nirvana vu de là-bas, reste inaccessible. Alors, pour un jeune père de famille ou un adolescent plein d'énergie, fuir cette misère est souvent un grand défi. La solution s'appelle «passeur». Selon Serge Kollwelter, quelque 80 pour cent des demandeurs d'asile qui sont actuellement au Luxembourg seraient arrivés avec des passeurs, qui s'enrichissent au passage. «Or, la solution est simple, renchérit le dirigeant de l'Asti: si nous voulons sortir les gens des systèmes mafieux, proposons-leur un autre moyen d'émigrer!» Ceux qui ont été forcés de retourner vivent le fait de se retrouver à nouveau dans la misère la plus totale comme un grave échec personnel.

Après plus de trois ans passés au Luxembourg, les familles seraient tombées dans la pauvreté la plus totale: guère de chance de trouver un emploi, endettement pour rembourser les frais du passeur pour leur départ, elles voient en plus l'avenir de leurs enfants remis en cause. Ceux qui reviennent sont bien scolarisés, mais souvent obligés de recommencer dans une classe de débutants, comme ils doivent e.a. (ré-)apprendre à lire et à écrire le cyrillique. 

Car une des conséquences des procédures de demande d'asile extrêmement longues au Luxembourg (620 jours en moyenne pour les réfugiés venus entre 1998 et 2000 des pays des Balkans, selon une étude du Sesopi-Centre intercommunautaire) est que les enfants et leurs familles commencent déjà à s'intégrer dans le pays. Avec tout ce que cela implique, aussi comme liens affectifs. Les militants et sympathisants de l'Asti furent visiblement dépassés et révoltés par cette misère et ce désespoir. Et sont encore en train de chercher des moyens d'action. Toutefois, le ministre de la Justice, Luc Frieden (PCS) reste intransigeant, et il est vrai que même la Chambre des députés lui a conféré le mandat de procéder à ce type d'expulsions forcées. Et symboliques (familles avec enfants). 

Mais de toute façon, qui s'intéresse encore à la Yougoslavie? Depuis la guerre de l'Afghanistan et la guerre d'Irak qui s'annonce, elle est définitivement out. Les caméras de CNN sont déjà ailleurs. Et là, le gouvernement ne veut plus voir arriver les réfugiés jusqu'au Luxembourg. «Si malheureusement conflit il y avait, a expliqué Luc Frieden vendredi dernier (source: SIP), des camps doivent être préparés sur place avec l'aide du HCR pour accueillir en amont les réfugiés.»

 

Dimanche 16 mars, RTL Tele Lëtzebuerg diffusera un reportage d'une demie-heure sur ce voyage au Sandjak, avec notamment des témoignages d'anciens réfugiés du Luxembourg.

 

 

 

 

josée hansen
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