Entretien avec Agnès Rausch du service réfugiés de la Caritas

Pour une trêve d'hiver

d'Lëtzebuerger Land vom 28.11.2002

d'Land: Depuis début novembre, on se réveille tous les matins avec les informations sur le nombre de morts dans les accidents de la route et le nombre de demandeurs d'asile expulsés au petit matin par la police. C'est devenu une chose courante. Est-ce que les gens sont en train de l'accepter, comme une fatalité? Est-ce que, en tant qu'organisation non-gouvernementale, on s'y habitue? 

Agnès Rausch : Ah non! Bien sûr qu'on ne peut pas s'y habituer. Je ne peux parler ici qu'au nom de la Caritas, qui a considéré dès le début que les retours forcés étaient inhumains. Mais comme nous avons constaté la détermination du gouvernement à reconduire les demandeurs d'asile déboutés, nous avons décidé que nous voulions tout faire pour éviter les retours forcés, donc d'encourager les retours volontaires. Ou disons plutôt: les «retours assistés», car on ne peut plus parler de «volontaire» lorsque les gens ne veulent pas partir d'ici. Les raisons pour ce refus de retourner au Monténégro - dont viennent la grande majorité des demandeurs d'asile déboutés - sont multiples, il ne s'agit pas uniquement de raisons économiques, qui, bien sûr priment, mais aussi de raisons politiques. Les dernières élections législatives en octobre dernier au Monténégro l'ont encore une fois montré: les partis pour et contre l'indépendance du pays par rapport à Belgrade se tiennent en équilibre instable dans le Nord du pays, donc la situation politique peut basculer à tout moment. Ensuite, beaucoup de familles se sont endettées pour payer le voyage au Luxembourg, d'autres ont même vendu leur maisonnette et leur lopin de terre - revenir maintenant en arrière est souvent pour eux inconcevable. C'est aussi une question d'honneur.

Depuis le début de l'arrivée de ces réfugiés au Luxembourg, disons au milieu de 1998, puis durant la guerre du Kosovo en 1999, les Luxembourgeois ont toujours marqué une très grande solidarité. Après l'«opération Milano», après d'autres expulsions, il y a toujours eu des manifestations et des protestations dans la population. Or, cette année, c'est calme, tout se passe comme si les gens avaient accepté que de telles expulsions aient lieu, comme s'ils y voyaient l'application de la loi, comme l'explique sans cesse le ministre de la Justice. Quelques lettres à la rédaction, quelques communiqués d'ONGs, c'est tout... Où est l'opposition de la société civile ? 

Je crois que les réactions actuelles sont très «luxembourgeoises»: durant les dernières années, lorsque les demandeurs d'asile attendaient de savoir quel serait leur sort, beaucoup de Luxembourgeois considéraient que c'étaient des «Yougoslaves paresseux à renvoyer chez eux pour reconstruire leur pays». Mais maintenant, ils ne trouvent pas bien non-plus qu'on les expulse au petit matin sous surveillance policière et que les enfants soient sortis de l'école en cours d'année. Je crois que la majorité des gens aimerait tout simplement ne rien savoir de tout cela pour ne pas devoir prendre position. Nous recevons beaucoup de coups de fil de gens qui veulent qu'on fasse quelque chose pour la famille que eux connaissent. Ils veulent qu'on aide «leur famille», mais en même temps, ils ne veulent pas prendre position en faveur de tout le groupe.

La Caritas a un bureau au Sandjak, au Nord du Monténégro, dont sont issus la plupart des familles qui vivent actuellement au Luxembourg. Est-ce que vous y avez un contact avec les familles expulsées? Qu'est-ce que vous y faites pour eux?

En règle générale, le ministère de la Justice nous avertit lorsqu'il demande les documents de voyage pour une personne ou une famille. Nous savons donc à peu près qui devra prochainement partir. Mais les procédures sont longues et jusqu'à présent, nous ne savions jamais quand Belgrade répondait à la demande de Luxembourg, on ne nous disait plus pour qui les papiers étaient arrivés, donc nous apprenions comme vous les expulsions à la radio, le matin. Toutefois, ici au Luxembourg, nous essayons de préparer les familles le mieux possible à leur retour: une fois qu'elle sont rentrées nous donnons des cours d'appui en serbo-croate aux enfants qui ne savent pas écrire leur langue maternelle, nous faisons suivre les bulletins scolaires traduits des enfants expulsés afin de faciliter leur scolarisation au Monténégro. Dans le meilleur des cas, nous arrivons à convaincre les gens de se décider pour un retour assisté plutôt que d'attendre leur expulsion. 

Pour les autres, nous assurons une aide d'urgence une fois qu'ils sont là-bas, qui consiste vraiment en des mesures rudimentaires: essayer de trouver un logement décent, faire en sorte qu'ils ne meurent ni de faim ni de froid... Car les hivers sont rudes au Sandjak, c'est une région montagneuse où il y a beaucoup de neige, les gens habitent dans de petits villages, il faut s'y préparer à l'hiver en faisant des réserves de bois pour chauffer par exemple. Lorsqu'on y arrive comme ça, en plein hiver, c'est très difficile... Je tiens à rappeler que nous ne faisons cela que parce que nous ne voyons pas d'autre alternative, parce que nous savons qu'il n'y a aucune chance d'une régularisation chez nous. Mais, connaissant leurs difficultés, nous préférerions que les gens puissent rester et travailler ici.

Vous disiez tout à l'heure que beaucoup de familles s'étaient endettées pour venir au Luxembourg, que certaines ont même vendu leurs maisons... Dans quelles situations arrivent-ils là-bas ?

Chaque situation est différente. Certaines familles ont encore un endroit où loger, d'autres vont vivre avec leurs proches ou leurs parents et grands-parents, encore d'autres n'ont rien du tout... Mais ce qui est sûr, c'est que, vu la situation de l'économie et le taux très élevé de chômage, on peut dire que ceux qui auront la chance de trouver un emploi stable seront extrêmement rares ! Dans le meilleur des cas, les gens vont se débrouiller avec de petits jobs, mais il n'y a actuellement aucun débouché sur le marché du travail au Sandjak. 

Voyez par exemple la laiterie que le gouvernement luxembourgeois installe, et qui fonctionnera à partir de janvier 2003 : pour les 72 emplois qu'elle crée, elle a reçu 1 200 demandes, dont douze personne revenant du Luxembourg. Bien sûr qu'elle ne peut pas uniquement embaucher des demandeurs d'asile déboutés d'ici, les gens qui sont restés revendiquent aussi un travail, et c'est légitime.

Et la situation au Luxembourg ? Comment est-ce que la communauté des demandeurs d'asile réagit aux expulsions ? 

Les gens dépriment. Ils ont peur. Ceux qui viennent nous voir nous disent : « Je ne veux surtout pas que la police vienne nous chercher ». Nous tentons de tout faire pour éviter cela; avec le ministère de la Famille, nous avons établi une liste commune comportant quelque 180 noms de personnes qui acceptent bon gré mal gré un retour volontaire et j'estime qu'au printemps, lorsque les conditions de vie seront moins rudes au Monténégro, cette liste va encore s'allonger, que la majorité des déboutés seront alors prêts à partir.

Aussi bien le Collectif réfugiés que la Commission consultative des droits de l'homme fustigent dans leurs récents communiqués de presse le fait que les expulsions du mois de novembre aient concerné des familles avec enfants en pleine année scolaire. Qu'advient-il de ces enfants, une fois arrivés là-bas ?

Le gouvernement affirme avoir voulu faire ces rapatriements durant les vacances scolaires de cet été, mais les papiers leurs manquaient, Belgrade n'a envoyé ces laissez-passer que maintenant, nous dit-on. Néanmoins, j'espère que les expulsions de familles avec enfants vont cesser maintenant, durant les mois de décembre, janvier et février, parce que passer l'hiver au Nord du Monténégro si on ne s'est pas préparé est extrêmement difficile, voire impossible. En ce qui concerne les enfants, ils sont immédiatement scolarisés, en cours d'année dans les écoles primaires, mais on ne sait pas combien d'années ils vont perdre ou quels seront leurs difficultés lorsqu'ils doivent changer de langue et de système. Nous nous inquiétons davantage pour les adolescents, qui ont déjà eu beaucoup de difficultés pour poursuivre leur scolarité durant les trois ou quatre années passées au Luxembourg, qui souvent ont atterri dans l'enseignement préparatoire et qui risquent de ne plus pouvoir continuer leurs études au Monténégro. C'est une vraie génération sacrifiée !

Il semble que le gouvernement PCS/PDL veut actuellement avant tout montrer son autorité en tant qu'État dans les questions d'immigration et envoyer un signal politique en direction de la Yougoslavie pour décourager tous ceux qui envisageraient encore venir ici. Vous êtes aussi membre du Conseil d'État... est-ce que vous ne pouvez alors pas influer sur les décisions politiques ?

Non. Les décisions politiques appliquées ici émanent du gouvernement ou alors de la Chambre des députés, qui a adopté des motions allant dans ce sens. Le Conseil d'État ne pourrait donner son avis que si des projets de lois ou règlements d'application dans ce domaine lui étaient soumis. Lorsque tel sera le cas à l'avenir, notamment pour adapter notre législation aux directives européennes en la matière, le Conseil d'État ne manquera pas à son devoir !

josée hansen
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