Vide intersidéral

d'Lëtzebuerger Land vom 03.01.2020

Pour commencer 2020, l’année qui bégaie, quelle meilleure idée qu’une Interview à l’Interview ? Un des seuls îlots de certitude au milieu d’une ville en pleine métamorphose. C’est sans doute le premier café où je suis entré en arrivant au Luxembourg, il y a 20 ans. Celui où tout le monde se donnait rendez-vous depuis des années car il était à côté de l’arrêt de tous les bus.

En y restant la journée entière, on pouvait voir défiler toutes les strates de la société : frontalier pas trop pressé d’arriver au travail qui prenait le temps d’un petit espresso, lycéen, employé de banque, fonctionnaire, membre du club des chômeurs, frontalier qui n’avait pas peur de manquer son train et prenait le temps d’une petite bière. Le chantier se termine et, surprise, l’établissement a mieux résisté que la plupart de ses voisins : rien n’a changé, le patron envisage peut-être de repeindre l’intérieur, de refaire les toilettes, mais il sait bien pourquoi les clients viennent. C’est justement pour retrouver des choses qui ne changent pas : le bon café, les journaux, l’ambiance du siècle dernier, les vitres qui s’ouvrent dès les beaux jours venus, même si depuis cinq ans plus personne n’aurait eu l’idée de respirer l’air extérieur, entre les gravats et les vapeurs de bitume.

Et puis, bon, finalement, on ne fait pas une chronique de début d’année pour écrire que rien n’a changé, alors même qu’une nouvelle décennie s’ouvre à nous. Il y a dix ans, on ne connaissait ni Spotify, ni Netflix (arrivé en 2014 au Grand-Duché), ni Digicash (lancé en 2012). Le système de vélos en libre-service était balbutiant, celui des locations de voitures inexistant. Plutôt que voir ce que toutes ces nouveautés nous ont apporté, il pourrait être plus intéressant de se demander ce qu’elles nous ont enlevé !

Le smartphone, apparu en 2007, a déjà rendu obsolète la radio, le walkman, le portefeuille, la boussole, le bloc-notes, le carnet d’adresses, l’annuaire, le réveil matin, la bibliothèque, la lampe de poche, la calculatrice, le stylo, la console de jeux, le journal du matin (ou du vendredi), l’armoire pleine de DVD, la télé, le GPS… Si ce n’est déjà fait, il remplacera bientôt complètement votre portefeuille, les manuels scolaires de vos enfants, vos clés de voiture, vos classeurs pleins de factures et de fiches de paie. Cette année, il fallait vraiment être nostalgique ou souffrir d’électrosensibilité aggravée pour trouver sous le sapin un Blu-Ray, un DVD ou un disque. Les supports physiques sont en voie d’extinction ! La bonne nouvelle, c’est qu’on économise sur le papier cadeau et qu’on pourra même bientôt célébrer complètement Noël à distance, sans avoir à supporter les querelles de famille et le boudin aux salsifis de la tante Hortense.

Si l’on en croit la science-fiction, la tendance devrait se poursuivre encore quelques décennies. Ainsi, la déco du dernier Star Wars est conforme au minimalisme le plus radical : pas de vaisselier dans la salle à manger du Millenium Falcon, pas de poster de Justin Bieber sur les murs, pas de dressing plein à craquer pour habiller Rey (Chewbacca est évidemment hors concours niveau vestimentaire, tout le monde n’étant pas doté de la pilosité nécessaire pour se vêtir d’une simple cartouchière portée en bandoulière sans nuire aux bonnes mœurs). De quelque côté de la force que l’on se trouve, les architectes d’intérieur ont fait la part belle aux parois lisses et arrondies, avec des néons au plafond et, de temps en temps, une loupiote et deux ou trois machins qui clignotent sur des murs recouverts de plastique thermoformé.

Impossible de caser une penderie, une table de chevet, une petite lampe sur pied ou un fauteuil un peu cosy. On aurait pu croire que, dans le futur, on ne lirait pas, on n’écouterait pas de musique, on n’aurait pas besoin de poser ses clefs sur un guéridon déjà bien encombré par tout un tas de trucs indispensables à la survie de l’espèce. Mais non, les génies avaient déjà anticipé la dématérialisation de tout cela quand ils ont inventé les décors de ces films, ou apparentés, puisqu’il semblerait que l’esthétisme des 759 épisodes de Star Trek ne réserve pas non plus une large place au catalogue Maison du Monde 2063. On y dépeint un futur optimiste, dans lequel l’humanité a éradiqué la maladie, le racisme, la guerre, la pauvreté. Et les meubles en kit.

Quand on voit la collection de manteaux, de chaussures, de paquets de kleenex, de bonnets, de gants et de parapluies qui encombrent le moindre meuble dans un hall d’entrée, cela laisse perplexe. Sans parler des tapis, des miroirs, des casseroles ou autres plantes vertes dont la disparition semble également promise par les prophéties hollywoodiennes. Il n’est pas encore clair comment une application sur un smartphone ou, de façon moins restrictive, la technologie en général, va réussir à nous nourrir et à nous habiller, mais il faut faire confiance au progrès. On trouvera bien un ou deux épisodes de Black Mirror pour nous expliquer comment des implants connectés à notre cerveau pourraient simuler le goût du poulet rôti et l’odeur des roses ou nous éviter de ressentir le chaud ou le froid.

En fait, la seule chose qui reste sensiblement inchangée par rapport à notre époque, même dans Star Wars, c’est… un bar !

Cyril B.
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