Mon vœu pour vous

d'Lëtzebuerger Land vom 20.12.2019

C’est en voulant ressortir de mon bain, pour aller le chercher, que j’ai réalisé l’ampleur de l’addiction. J’étais prête à quitter l’eau délicieusement chaude dans laquelle je venais tout juste de m’immerger, à sacrifier ces premières minutes – les meilleures – d’abandon et de détente pour le récupérer. Heureusement, je me suis ravisée. J’ai laissé mon téléphone là où il était. Jusqu’à ce que l’eau refroidisse, je n’ai ni consulté mes e-mails, ni regardé les réseaux sociaux, ni envoyé de messages vocaux, ni visionné de vidéos, ni écouté de musique, ni fait de photos de la mousse sur mes jambes, ni consulté le bilan de la COP25 sur les médias en ligne, ni commandé mes bûches pour le soir de Noël, ni… La liste est longue quand on sait comme une heure peut vite s’écouler, téléphone à la main.

Au final, mon bain et moi avons passé un chouette moment, qui m’a permis de terminer un roman, en papier, joliment gondolé depuis, par la chaleur humide de ma salle de bain. Surtout, j’ai passé une heure concentrée sur une tâche, lire, ou disons deux, lire et me détendre. Ne pas passer d’un média, d’un sujet, d’une personne, d’une plateforme à une autre. Quel répit, quel bonheur. Plaisir oublié. Effrayant n’est-ce pas, ne serait-ce que d’écrire sur ça ? D’avouer cela ? Cette incapacité à poser, à oublier, un objet devenu indissociable de notre corps, prolongation même de notre main. Évidemment, en sortant de mon bain, vous vous en doutez, mon portable et moi, on s’est retrouvés. Des messages m’attendaient, des notifications rouges criardes, un appel manqué… Mais au fond, qu’avais-je manqué, si ce n’est quelques nouvelles d’amis proches et l’appel de ma mère, soucieuse de savoir si le 24, ce serait bûche au beurre ou bûche glacée ?

Aurais-je réellement eu envie, à ce moment-là de ma soirée, de visionner les stories Instagram de la journée soigneusement documentée d’une politicienne locale, experte en personal branding ? De lire le ramassis de commentaires postés sous l’article d’un média national en mal de clics ? De voir la vidéo « 10 idées de tenues des fêtes » postée par une influenceuse influencée ? D’organiser par e-mail, depuis ma baignoire, une réunion de travail pour le lendemain ? Parce que c’est tout cela, globalement, que l’on fait, du réveil au coucher. Jongler entre l’inutile et le futile. Consulter son téléphone depuis sa couette, les yeux encore embués de sommeil. Le poser à table, à côté de son assiette, à l’heure du déjeuner. Lâcher le cours d’une conversation pour en mener une virtuelle, en parallèle. Le dégainer de sa poche pour mettre fin à un débat, retrouver le nom d’un acteur, calculer un prix, décrire une œuvre ou que sais-je encore. À croire que notre cerveau est à court de batterie. Ou qu’on ne voudrait pas trop l’user, à trop devoir réfléchir. Un peu comme les émoticônes, les , les gifs et tous ces ersatz d’émotions qui remplacent les mots, les vrais. Un sapin accolé à une tête de Père-Noël, elle-même accolée à un cadeau en 3D n’auront jamais tout à fait le même impact qu’un élégant et sincère « Joyeux Noël ».

Justement, à l’occasion des fêtes, ce texte est mon vœu pour vous. Vous tous qui, comme moi, et sans parfois vraiment le réaliser, êtes sans doute un peu trop connectés. À toi qui, tête plongée dans ton téléphone, n’a pas remarqué que j’aurais bien voulu te parler. À toi qui, en pleine session de selfies, a ignoré l’enfant qui te tendait un jouet. À toi qui, à force de tout photographier, n’a finalement pas vraiment profité de cette fête qui t’était dédiée. Baissez un temps l’écran qui vous coupe de la réalité et immergez-vous dans la vie qui vous entoure. Souvenez-vous qu’à trop vouloir être partout, on finit par être nulle part. Meilleur vœu de ma part.

Salomé Jeko
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