Théâtre musical

Comédie noire

d'Lëtzebuerger Land du 03.01.2020

« Overwhelming », pour « bouleversant », aurait commenté le Evening Standard à propos de ce Cabaret, des lettres d’or occupant la première page du programme de salle, aux côtés d’autres lignes aussi glorieuses qui poussent à convaincre des mérites de ce spectacle. Et c’est bien vrai, la super production multi-primée de Rufus Norris est tout à fait fidèle aux commentaires des journalistes britanniques. Aussi, quoi de mieux que l’incroyable Grande Salle du Grand Théâtre pour accueillir ce mastodonte scénique, aussi spectaculaire que dramatique, tendre et sexy ?

Basé sur le roman Goodbye to Berlin de Christopher Isherwood, signé par le compositeur John Kander et le parolier Fred Ebb, dirigé par Rufus Norris, directeur du Royal National Theatre de Londres, et produit par Bill Kenwright, Cabaret est l’un des grands succès des théâtres du West End londonien. Sur les deux dernières décennies, après avoir fait salles combles au Lyric Theatre de 2006 à 2008, dans une tournée entre 2008 et 2009, au Savoy Theatre en 2012, la production connaît un nouvel engouement depuis 2017, en ce tournant d’année pour treize représentations sur la plus importante scène du Luxembourg.

Le metteur en scène et réalisateur, Rufus Norris n’en a clairement pas fini avec cette production hors norme aux chorégraphies puissantes, sexuelles, décadentes tout en justesse (Javier de Frutos), à la scénographie et aux costumes superbes (Katrina Lindsay), pour une mise en scène millimétrée, sur certains titres devenus des classiques du répertoire de la comédie musicale, comme Willkommen, Money Makes the World Go Round ou Maybe This Time.

Car si l’on parle beaucoup de Rufus Norris, c’est d’un travail choral qu’est né le succès de cette comédie musicale, ça ne fait aucun doute. Au talent de ceux précédemment cités s’ajoute, celui des vedettes John Partridge, acteur de télévision et star prolifique de musical, qui tient le rôle d’Emcee avec un charisme fort, Kara Lily Hayworth, superbe à en tomber amoureux en Sally Bowles, Anita Harris (Fräulein Schneider) qui n’a plus à faire ses preuves et Charles Hagerty (Cliff Bradshaw), moins visible mais convaincant.

Ainsi de cet ensemble, complété par les comédiens James Paterson (Herr Schultz), Nick Tizzard (Ernst Ludwig), Basienka Blake (Frauline Kost) et onze danseurs brutalement affriolants, naît une combinaison sulfureuse, sensible et lyrique, une histoire qui nous plonge dans le Berlin des années trente, où la décadence fascine, le désarroi politique effraie et où la pauvreté contextuelle pousse les personnages à rêver à un monde meilleur.

Dans ce monde déchiqueté qui tantôt s’enlise dans une politique répressive et guerrière, tantôt se gave de schnaps, de cocaïne, de sexe et de spectacles de cabaret, arrive Cliff Bradshaw, jeune touriste, la gueule enfarinée, venant d’une Amérique puritaine où il refoule son homosexualité. Là, d’abord excité par ce « nouveau monde », l’Américain va vite déchanter…

Si Norris s’inspire du premier spectacle du nom, monté à Broadway en novembre 1966 par Kander et Ebb, Hal Prince et Joe Masterhoff, et sur le film culte de 1972, signé Bob Fosse, avec Lizza Minnelli, il livre une interprétation très incisive et beaucoup plus noire, se jouant de la distraction des corps, pour aborder frontalement le sujet tragique de cette époque, à savoir, comme il le montre avec brutalité dans la pièce : le nazisme.

Cabaret n’est pas premièrement un spectacle de divertissement, il siffle à nos oreilles la dureté d’une époque poussant le symbole jusqu’à la monstration, en toute fin, de la terreur hitlérienne par l’image de corps nus, maltraités, humiliés, ou quand le maître de cérémonie et sa troupe se trouvent dépossédés de leur théâtre, de leurs habits de scène, de leur magie.

Pourtant, si certaines images frappent l’œil et la conscience, le juste équilibre est parfaitement trouvé entre toute cette frivolité et cette douleur. La nervosité des danses, multipliant les gestes sensuels, voire obscènes, contraste avec une forme de douceur et de véracité dans les moments chez la logeuse Fräulein Schneider. Et si on entend l’amour s’effondrer sous l’ombre d’une croix gammée, on y parle aussi de lutte et de survie.

Ainsi, Cabaret est une comédie musicale pour adultes, infusée de sérieux, qui ne trouvera pas de happy end. Ce qu’il se dit, c’est que la réalité est cruelle, et quand l’ivresse et l’euphorie se sont évanouies, les fantasmes laissent place aux responsabilités morales. Il se tisse ici un récit fort, brut, acide, que le public est invité à étreindre, entre deux extravagances, comme dans une histoire à l’humour noire.

Cabaret, présenté par Bill Kenwright ; sur un texte de Joe Masteroff, avec la musique de John Kander et Fred Ebb, basé sur une pièce de John Van Druten et les histoires de Christopher Isherwood, en anglais, avec surtitres en français & allemand ; mise en scène : Rufus Norris, costumes et scénographie : Katrina Lindsay ; chorégraphie : Javier De Frutos ; avec John Partridge, Kara Lily Hayworth, Anita Harris, Charles Hagerty, James Paterson, Nick Tizzard, Basienka Blake ainsi que l’Ensemble Catherine Saunders, Oliver Roll, Sara Morley, Joseph Dockree, Gemma Archer, Sophie hirst, Mary Hodgkinson, Hannah Nicolas, Ben Rutter, Francis Foreman, Tom Scanlon ; dernières représentations vendredi 3 janvier à 20 heures, samedi 4 à 15 et à 20 heures ainsi que dimanche 5 janvier 2020 à 20 heures au Grand Théâtre, à partir de 16 ans ; tickets de 25 à 65 euros ; www.theatres.lu.

Godefroy Gordet
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