Avant même de franchir le seuil du bâtiment de Shigeru Ban, le visiteur se trouve face à deux images qui lui seront utiles dans l’exposition Quand l’art rencontre la psychanalyse, hommage à Jacques Lacan plus de quarante ans après sa mort. L’une d’elles, sur une affiche, montre Narcisse, agenouillé, plié en deux, dans le plus pur clair-obscur du Caravage, contemplant son reflet qui apparaît à la surface de l’eau ; la mythologie veut que le jeune homme en tombe amoureux au point d’en mourir. L’autre, dans une dimension monumentale, sur la façade du Centre, a toujours partie liée au miroir, Magritte l’a qualifié de faux en l’occurrence : un œil humain grand ouvert, une pupille noire, autour un ciel bleu parsemé de nuages.
À l’entrée de l’exposition, le visiteur est confronté directement à la personne et à la voix de Jacques Lacan. Et s’il prend son temps, une foule de documents permettront de retracer sa vie, son œuvre, ses relations surtout avec tels artistes, telles figures intellectuelles du vingtième siècle. Il s’arrêtera là où son propre intérêt le lui dictera, ou la surprise de l’épisode, quand Jean Paulhan par exemple lui annonce le refus d’un texte par la Nouvelle Revue Française. Ailleurs, c’est Louis Althusser qui lui apprend heureusement que la salle Dussane, à Normale Sup, rue d’Ulm, sera mise à sa disposition pour son séminaire, nous sommes en 1964, au moment où Lacan quitte la Société française de psychanalyse pour fonder l’École freudienne de Paris.
Riche, très riche documentation où tout un chacun ira à sa guise. Dense, très dense exposition, répartie en une bonne douzaine de stations où le visiteur aura à procéder à son propre tissage, des positions de Lacan, des propositions des artistes, pour reprendre un peu ce qui va clôturer presque l’exposition, les nœuds et tressages de François Rouan. Pour cet artiste, Lacan a écrit un texte, comme il a l’avait fait pour Marguerite Duras, l’écrivaine, son Ravissement de Lol V. Stein, d’où est extrait le titre de l’exposition, disant que l’artiste précède, que c’est lui qui fraie la voie.
Dans sa démarche et son intention de mettre en ordre les données de l’exposition, le visiteur se souviendra de nos deux premières images. Au commencement de l’enseignement de Lacan, on mettra la théorie du stade du miroir, cette expérience primordiale pour le développement psychique de l’enfant, et contrairement à ce qui se passe pour Narcisse, constitutive de son identité. Dira-t-on que les artistes ne s’y sont pas trompés, notamment Bertrand Lavier, malgré un miroir opaque, et Magritte intervenant autrement, avec cet œil qui nous regarde, établissant une relation quasi bidirectionnelle entre l’œuvre et notre regard.
Tant d’œuvres dans l’exposition nous font nous arrêter pour l’une ou l’autre raisons, tant de fois nous en subissons l’attirance, voire le charme, au sens le plus fort. Il est de la jouissance dans notre commerce avec l’art, avec les œuvres, et ajoutons avec Lacan qu’elle est de type féminin, jouissance éprouvée dans le corps, dans le réel et dans l’imaginaire. Anselm Kiefer nous donne à voir des images d’extase, Lacan dans un de ses séminaires a commenté la Transverbération de sainte Thérèse du Bernin. C’est notre regard qui le veut ainsi, l’œuvre, elle, en sens contraire, nous interroge, nous interpelle. L’exposition n’en comporte pas d’autres, toutes elles sont en forte connivence avec la pensée de Lacan, et au-delà, au fil des notions, nous placent face à nous-mêmes, il a déjà été question de l’identité, ajoutons-y le genre, la sexualité, on citerait volontiers tels proverbes de la collection d’Annette Messager, et tout ce qui s’y rapporte, en découle.
Il n’était pas imaginable que cette exposition se fasse sans le tableau de Gustave Courbet, l’Origine du monde, le sexe féminin en gros plan, vulve et torse d’une femme allongée et rien d’autre. D’autant plus que l’œuvre peinte pour un diplomate turc au milieu du 19e siècle a appartenu à Jacques Lacan à partir de 1955, avant de se retrouver au musée d’Orsay, et à Metz maintenant, jusqu’au 27 mai. Lacan lui avait demandé un voile, un cache, panneau de bois coulissant, jeu de masquer et de révéler l’Origine. D’autres artistes s’y sont confronté(e)s, artistes femmes pour la plupart, plus radicalement souvent. Ainsi, Valie Export, qui dans une action réalisée à Munich en 1969, le sexe apparent, une mitraillette entre les mains, poussait à la « Genitalpanik », ou Deborah De Robertis, présente dans l’exposition avec une photographie de son intervention au musée d’Orsay, opposant à l’image de Courbet sa présence réelle, jambes écartées, ce qui a fait dire à la philosophe Geneviève Fraisse à son propos, qu’elle est « un corps regardant ». Boucle bouclée, pour conclure.