Votée en 2007, l’IP-Box semblait ouvrir aux PME une voie royale vers l’optimisation fiscale. Dix ans plus tard, le nouveau projet de loi sur la propriété intellectuelle vient endiguer l’inventivité juridique

Du 50bis au 50ter LIR

Marques et propriété intellectuelle
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 18.08.2017

Stérilisation La place financière l’attendait avec impatience. Le projet de loi introduisant la nouvelle Intellectual property box aura finalement été déposé, sans fanfares et presqu’en cachette, un 4 août, en plein Summerlach. De l’IP-Box votée en 2007 à celle déposée dix ans plus tard (donc du 50bis au 50ter de la Loi concernant l’impôt sur le revenu), le champ d’application s’est réduit comme une peau de chagrin. Exit les marques et noms de domaines qui ne bénéficieront plus des faveurs fiscales. Comme actifs éligibles ne restent plus que ce que prévoyait le cadre de l’OCDE : les brevets, certificats complémentaires (pour produits pharmaceutiques) et logiciels informatiques. Auxquels s’ajoutent désormais les « certificats d’obtention végétale », c’est-à-dire les variétés de plantes qui sont contrôlées par l’industrie semencière et que le paysan n’a donc pas le droit de ressemer d’une année sur l’autre. C’est un projet de loi dans les limites de « Beps ».

En supprimant les marques de la liste des actifs éligibles, le ministre des Finances abolit un de ces schémas de défiscalisation qui faisaient le charme discret de la juridiction luxembourgeoise. L’astuce était simple : d’abord, créer une société boîte-aux-lettres au Grand-Duché et y transférer la propriété intellectuelle ; puis payer à cette entité des royalties en échange de l’utilisation de la marque, du logo ou du brevet. Une multinationale (ou un footballeur professionnel ou un « patent troll ») pouvait ainsi réclamer au fisc luxembourgeois une exonération de 80 pour cent sur ces revenus. Tandis que, dans son pays d’origine, le bénéfice – et donc la base imposable – s’érodait.

What’s in a name ? L’affaire de la Fiduciaire centrale du Luxembourg, qui vient d’être tranchée il y a deux semaines par la Cour administrative, rappelle que l’IP-Box n’était pas uniquement utilisée par des multinationales. Le 13 mars 2008, soit trois mois et demi après le vote du 50bis LIR à la Chambre des députés, les quatre principaux actionnaires de la Fiduciaire centrale créent Ficel Group, une SA détentrice de la « marque » qui, elle, sera illico déposée auprès de l’Office Benelux de la propriété intellectuelle. En août 2008, un contrat de licence est signé entre Ficel Group SA et la fiduciaire, octroyant à cette dernière le droit d’usage et d’exploitation de la marque, du logo et du nom de domaine... Le tout contre une redevance annuelle de trois pour cent du chiffre d’affaires.

En 2015, l’Administration des contributions directes (ACD) informe les associés de la Fiduciaire centrale du Luxembourg qu’elle refusera ces exonérations pour les années fiscales 2010, 2011 et 2013. Ficel Group SA aurait « comme seul but de facturer des redevances fictives afin de réduire la base imposable des différentes sociétés actives du groupe d’une part et obtenir d’autre part une exonération de 80 pour cent des redevances ». Bref, elle ne constituerait « autre chose qu’une sorte de bassin de réception pour des flux monétaires […] destiné à les délester de la charge fiscale globale ». Selon l’ACD, « un tiers indépendant n’aurait évidemment jamais été d’accord de payer une redevance de trois pour cent sur son chiffre d’affaires sans avoir une contre-prestation adéquate. » Aux yeux des associés de la fiduciaire par contre, ces redevances seraient justifiées et se situeraient « bien en deçà des taux standards ». (En employant les « méthodes d’évaluation généralement utilisées » la plupart des firmes arriveraient à un taux de dix pour cent du chiffre d’affaires.) Quant à la marque, elle serait « synonyme de leur [celle des associés, ndlr] savoir-faire et de leur fonds de commerce édifiés au fur et à mesure des années de leur existence ».

En décembre 2016, le Tribunal administratif, donnait raison à l’ACD. Les juges trouvaient suspect que la marque n’ait été enregistrée qu’après l’entrée en vigueur du 50bis LIR et se demandaient si « la structure litigeuse n’est pas plutôt motivée par des considérations fiscales ». Quant aux motifs économiques – autres que fiscaux –, ils ne seraient pas « valables ». La Cour administrative vient de renverser ce jugement, le 2 août 2017. La Fiduciaire centrale n’aurait fait que suivre la loi et l’intention du législateur, qui était de « motiver les contribuables à […] formaliser leur droit en procédant à l’enregistrement de la maque de leur produit ». Contrairement aux premiers juges, la Cour reconnaissait des « motifs extra-fiscaux valables pouvant justifier la voie choisie ». Comme celui de réserver une part des bénéfices aux actionnaires les plus anciens « qui ont les plus grands mérites dans le développement du groupe […] et qui ont jeté les bases pour la renommée de la marque. » La fiduciaire pourrait ainsi empêcher de futurs coactionnaires de « profiter gratuitement des efforts passés des anciens actionnaires ».

Fade Out Ficel Group SA pourra donc continuer à exonérer une partie de ses bénéfices… et ceci jusqu’au 30 juin 2021. C’est la – très longue – période de transition prévue par le gouvernement. Le projet de loi déposé il y a deux semaines rappelle que, d’ici-là, le contribuable encore couvert par l’ancien régime pourra choisir entre le 50bis et le 50ter. Or, au moment où le gouvernement annonçait l’abrogation de l’IP-Box, devenue effective à partir du 1er juillet 2016, de nombreuses firmes s’étaient soudainement réveillées et le 50bis LIR avait connu une dernière flambée.

Fashionistas Grâce à ses Holdings 29, abolis en 2010, la juridiction luxembourgeoise peut se prévaloir d’une longue tradition dans la détention et la gestion d’actifs issus de la propriété intellectuelle. Le Luxembourg est ainsi la destination favorite des grands capitalistes italiens et héberge les holdings des Del Vecchio (qui détiennent les marques Ray-Ban, Oakley, Persol) et des Ferrero (Kinder, Nutella, Tic-Tac). Dans les années 2000, le Luxembourg avait un moment attiré les grands noms de la mode italienne. Mais, après la crise de 2008, les autorités fiscales et pénales italiennes se montraient de plus en plus agressives. En confisquant les serveurs dans les maisons-mères milanaises, elles tentaient de prouver que les holdings luxembourgeoises étaient en fait dirigées depuis l’Italie et que le schéma d’optimisation n’était rien d’autre qu’une fraude fiscale. Sur les dernières années, la plupart des maisons de mode ont donc fermé leur holding luxembourgeoise, non sans avoir été condamnées à des amendes salées.

Valentino fut condamné à 57 millions, Benetton à vingt millions, Dolce & Gabbana à 390 millions et Prada à près de 500 millions d’euros.

L’affaire judiciaire autour des créateurs de mode Domenica Dolce et Stefano Gabbana, condamnés à 19 mois de prison en juin 2013, avait retenu l’attention de la presse italienne et internationale. En 2004, PWC avait mis en place deux holdings au Luxembourg. Domiciliées chez Alter Domus, elles détenaient l’ensemble du portefeuille des marques de Dolce & Gabbana. Auprès de l’ACD, la multinationale du luxe obtint un ruling définissant un taux d’imposition sur les royalties de quelque quatre pour cent. En première instance, les juges italiens estimaient que les sociétés luxembourgeoises étaient en réalité administrées depuis l’Italie. Ce ne sera qu’après quelques mois qu’un employé avait été envoyé au Grand-Duché, mais il n’aurait disposé d’aucune indépendance. En octobre 2014, la Cour de cassation finira par annuler la condamnation, considérant que les holdings étaient conformes au droit européen.
Cautionary tale Le droit fiscal luxembourgeois est fait d’emprunts. Comme la pratique administrative des tax rulings (1990), l’idée d’introduire une loi sur l’IP-Box, votée en décembre 2007, avait été hâtivement copiée du concurrent néerlandais. La genèse du 50bis reste comme un cautionary tale illustrant les dangers d’une externalisation du processus législatif. En 2015, l’annonce de son abrogation avait provoqué un commentaire acerbe de la part de la Banque centrale du Luxembourg. Dans son avis sur le budget, elle notait : « La mise en place à l’époque de l’article 50bis dans toutes ses largesses illustre […] qu’une réflexion ex ante dans une optique non pas de court terme soutenue par des revendications sectorielles, mais de moyen et long terme englobant une vue d’intérêt général devrait à l’avenir conditionner des mesures de ce type. »

Vendue comme panacée d’une « économie fondée sur la connaissance et l’innovation » et d’une « croissance intelligente » préconisées par la Stratégie de Lisbonne, la loi finit comme un énimème outil d’optimisation fiscale. La montagne accoucha d’une boîte-aux-lettres. Le Wort a ainsi rappelé cette semaine que, malgré l’introduction de l’IP-Box en 2008, les dépenses des firmes luxembourgeoises dans la recherche et le développement se sont divisées par deux entre 2000 et 2015, tombant de 1,5 à 0,7 pour cent du PIB.

Ce fut l’ancien ministre de l’Économie, Jeannot Krecké (LSAP) – et non pas le ministre des Finances Luc Frieden (CSV) – qui avait été à l’initiative de l’IP-Box. Il externalisa la rédaction de l’avant-projet de loi aux acteurs de la place financière qui, en mode self-service, conçurent une IP-Box à leur goût. Une fois atterrie dans les services du ministère des Finances et du fisc, les fonctionnaires tentaient tant bien que mal d’en limiter les excès. Le résultat de ce processus législatif hybride fut une loi mal écrite, qui donna lieu à une bataille d’interprétation : Les fiscalistes tentaient d’en imposer une lecture très libérale tandis que l’ACD pratiquait une politique d’endiguement en analysant chaque dossier avec un rigorisme atypique. Avec comme conséquence que de nombreux bulletins d’imposition étaient contestés et finissaient devant le tribunal administratif.

Backlash Le 50bis est un exemple typique d’une niche fiscale aménagée pour attirer le capital étranger, mais rapidement découverte par les acteurs économiques locaux. Au lendemain de son adoption, les PME luxembourgeoises pensaient avoir découvert la voie royale vers l’optimisation fiscale. Par effet d’imitation, de plus en plus de fiduciaires conseillaient l’IP-Box à leurs clients. Ainsi, en novembre 2009, la cuisinière étoilée et vedette télé Léa Linster avait fait créer « Léa Linster Luxembourg Corporation Sàrl » dont objet est « l’acquisition, la gestion et la mise valeur de brevets et licences ». Pourquoi le boulanger de quartier ferait-il autrement qu’une multinationale ? N’est-il pas une célébrité locale ? La boulangerie n’aura qu’à déposer son nom marque et créer une société vers laquelle remonter une partie de son chiffre d’affaires sous forme de royalties. Celles-ci pourront alors être défiscalisées à 80 pour cent, le taux d’imposition effectif s’établissant à 5,84 pour cent.

En théorie, du moins. Car entretenir une société boîte-aux-lettres est coûteux : comptez au moins 20 000 euros par an en frais de comptable et de notaire. Ensuite, l’ACD se montrait très réticente à accorder le bénéfice du 50bis aux entreprises locales. Or, en cas de refus, peu de petites firmes étaient prêtes à aller devant les tribunaux. D’après les fiscalistes interrogés, le 50bis aurait  donc été l’apanage des firmes de taille moyenne. Si l’IP-Box restait inaccessible aux petites entreprises, la plupart des multinationales la jugeaient trop inefficace. Ils gardent à leur disposition d’autres moyens permettant de faire baisser leur taux effectif d’imposition bien en-deçà de ce que permettait le seul 50bis.

Walk the line Dès le printemps 2014, face au stress post-traumatique causé par « Luxleaks » et aux progrès (insoupçonnés) de l’initiative « Beps », le gouvernement comprenait que le régime de l’IP-Box devrait être sacrifié. Fin 2014, lors des réunions de l’Ecofin, les représentants luxembourgeois restèrent cois sur le sujet. Craignant dilapider le crédit politique qui leur restait, ils laissaient les Irlandais et les Néerlandais plaider une cause perdue.

Aux Pays-Bas, la nouvelle Innovation-Box est entrée en vigueur en janvier 2017, l’IP-Box belge en février 2017 et la Knowledge-Box irlandaise a été amendée en avril 2017. Le nouveau régime luxembourgeois, lui, devrait s’appliquer à partir de janvier 2018. Le ministère des Finances arrive sur le tard. C’est ce que constate le cabinet d’avocats belge Bloom qui, dans une newsletter publiée en février, se réjouit de ce que « la Belgique a devancé le Grand-Duché ». Parmi les fiscalistes et spécialistes en propriété intellectuelle que le Land a interrogés, beaucoup se plaignent de la longue période d’attente qui aurait fini par refroidir certains clients entretemps installés ailleurs. Chose assez exceptionnelle pour le Luxembourg, pays de la « sécurité juridique », deux années se seront écoulées entre l’abolition de l’ancien et l’entrée en vigueur du nouveau régime.

Pour la nouvelle IP-Box, les services du ministère et du fisc ont procédé à une analyse comparée de ce que fait la concurrence. Les centres offshore de l’UE, jouant tous sur le même level-playing-field, se marchent sur les pieds. Les écarts entre les différentes « patent boxes » sont désormais minimes et les signes distinctifs se réduisent à très peu de choses. Ainsi, les taux d’imposition entre la Belgique (5,1 pour cent), l’Irlande (6,25) et le Luxembourg (5,2) sont quasi-équivalents. Le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), a choisi une approche défensive, pour éviter tout risque d’accrochage avec la Commission européenne. Le temps des « innovations juridiques » semble passé et le projet de loi de 2017 aurait été rédigé « in-house » au ministère, disent les fiscalistes de la place financière, qui assurent n’avoir été que consultés.

Certains d’entre eux se disent d’ailleurs déçus que des options, pourtant prévues par l’OCDE, n’aient pas été retenues dans le texte luxembourgeois. Ainsi, le Rapport final de « Beps », publié en 2015, donne-t-il la possibilité d’inclure une « déduction pour revenus d’innovation ». Sans être des brevets, ceux-ci doivent en présenter les principales caractéristiques : c’est-à-dire être « non-évidents, utiles et nouveaux ». (Seules les entreprises de taille moyenne, dont le chiffre d’affaires mondial n’excède pas les cinquante millions d’euros, pourront y prétendre.) Or, pour certifier ces innovations, l’État luxembourgeois devrait commencer par mettre en place un « organisme gouvernemental compétent indépendant de l’administration fiscale », comme le formule l’OCDE.

Modified Nexus Approach Alors que le 50bis prévoyait zéro critère de substance, le 50ter consacre l’« approche du lien modifié ». Ce nouveau principe a été fixé dans l’action 5 du plan « Beps ». Il préconise que l’« activité substantielle » devra être mesurée via les dépenses réalisées, ceci afin « d’assurer que les contribuables qui bénéficient d’un régime préférentiel ont bien conduit des activités de recherche-développement et effectué les dépenses correspondantes. » Dans l’exposé des motifs du projet de loi, le gouvernement explique que l’exonération fiscale de 80 pour cent sera circonscrite « aux entreprises mettant en œuvre une activité substantielle ».

Ceci signifie qu’une société boîte-aux-lettres – même augmentée d’un comptable assis dans un bureau muni d’une ligne téléphonique – ne fera plus l’affaire. Pour profiter de l’exonération du 50ter LIR, la société multinationale devra au minimum attirer des directeurs de recherche au Luxembourg pour superviser les programmes de R&D dans les succursales européennes. Mais il apparaît hautement improbable que des grands groupes pharmaceutiques ou agroalimentaires délocaliseront une partie de leurs chercheurs vers le Grand-Duché. Car le régime fiscal dont ils y bénéficieront est déjà en place dans d’autres pays avec une tradition universitaire bien plus ancienne. Le 50ter devrait donc d’abord bénéficier aux firmes actives dans la Fintech ainsi qu’aux grands groupes disposant d’ores et déjà de centres de recherches au Grand-Duché, comme Goodyear, Delphi, DuPont de Nemours, ArcelorMittal, SES ou Paul Wurth.

Déchet fiscal Dans la fiche financière du projet de loi déposé il y a deux semaines, le ministère des Finances estime la « moins-value » fiscale occasionnée par le nouveau 50ter LIR à cinquante millions d’euros. Cette estimation se baserait « majoritairement sur le déchet fiscal actuel de l’ancien régime fiscal de la propriété intellectuelle, qui s’élève en moyenne aux alentours du susdit montant ». D’après le Compendium du Conseil économique et social, 262 firmes avaient bénéficié en 2011 des bienfaits du 50bis pour un montant total de… 251,6 millions d’euros de revenus exonérés.

Bernard Thomas
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