Les rulings n’inspirent plus confiance aux optimisateurs fiscaux : trop lents, trop coûteux, trop sévères. Et puis, on préfère éviter l’échange automatique des rulings ; tant par peur d’une fuite dans la presse (un ruling luxembourgeois suffisant à provoquer l’indignation de l’opinion publique) que par crainte d’une énième enquête de la Commission européenne pour aide d’État illégale. La mécanique des rulings, « partie de notre patrimoine » (dixit Pierre Gramegna en octobre 2014 aux journalistes du Monde), est enrayée. Alors que, par la voix de l’avis de la Chambre de commerce, les milieux financiers avaient salué sa « consécration légale », les optimisateurs fiscaux ont vite déchanté. Le régime ne serait plus attractif, disent-ils aujourd’hui. Mais, de toute manière, les constructions les plus agressives ne passeraient plus, interdites par les mesures anti-Beps (lisez : base erosion and profit shifting).
En formalisant la procédure des rescrits fiscaux, le gouvernement a réussi à en réduire drastiquement le volume. Le nombre de demandes de rulings est passé de 539 (dont 85 débouchèrent sur un avis défavorable) en 2016 à 452 (62 avis défavorables) en 2016. Parmi les optimisateurs fiscaux on estime qu’en comparaison avec l’ère Kohl, il s’agit d’un véritable krach. Selon leurs estimations, les demandes auraient été divisées par un facteur dix.
Au printemps 2013, lorsque Marius Kohl annonça son intention de partir à la retraite, ses collègues à l’Administration des contributions directes (ACD) étaient tétanisés à l’idée de reprendre le siège vacant. Héros discret de la place financière, le fonctionnaire carrière moyenne aux longs cheveux et aux sandales Birkenstock deviendra la victime sacrificielle de Luxleaks. Abandonné par ses anciens supérieurs hiérarchiques et assiégé par la presse internationale, le nouveau pensionné dut se retrancher dans sa maison à Esch-sur-Alzette, ne répondant plus au téléphone ni aux convocations lors des procès Luxleaks. Dans sa première et dernière interview, parue dans le Wall Street Journal deux semaines avant que le Consortium international des journalistes d’investigation ne publie en vrac les rulings fuités, l’ancien préposé avait pourtant tenté d’assurer ses arrières, soulignant que Jean-Claude Juncker ne s’était « jamais plaint » de son travail.
Les recettes de fabrication de rulings durant la période Kohl continuent à être traitées comme un secret d’État. « Ce n’est que depuis l’année 2008 que l’Administration des contributions directes dispose d’une base de données informatique permettant de répertorier les décisions anticipées », expliquait Pierre Gramegna aux membres de la commission des Finances et du Budget en février 2015. Établir a posteriori un inventaire des rulings serait possible, mais « requiert un effort important ». Mais de toute manière, ajoutait-il, « le nombre de décisions anticipées rendues à partir de l’année 2008 est confidentiel ».
L’OCDE exigeait depuis des années la mise en place de nouvelles procédures et un encadrement légal des rulings. Sur ce point, elle était sur la même ligne que les tax leaders des quatre Big Four (PWC, EY, Deloitte, KPMG) qui, en 2010, avaient soumis au ministre des Finances, Luc Frieden (CSV), un texte conçu comme base d’un projet de loi. Luc Frieden n’y donnera pas de suite et laissera la pratique administrative s’étendre dans l’incertitude juridique. L’encadrement légal des rulings fut enfin élaboré durant l’été 2014, puis enfoui parmi les 260 mesures du Zukunftspak présentées en octobre 2014. Cette chronologie n’est pas anodine. Elle indique que, déjà quelques mois avant que n’éclate le scandale Luxleaks, le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), et le directeur de l’ACD, Guy Heintz, travaillaient à une refonte du système. Ils voulaient fournir « une base légale explicite » à une pratique administrative qui avait été introduite en août 1989 par une note de service (quelques pages tapées à la machine à écrire) et qui leur paraissait de plus en plus inquiétante. Dans le projet de loi, déposé à la mi-octobre 2014 – soit deux semaines avant Luxleaks –, les auteurs écrivent que l’encadrement légal devait permettre à l’ACD de garantir « encore mieux » l’application des lois fiscales.
Afin de dépersonnaliser la procédure des rulings et d’éviter ainsi un nouveau « scénario Kohl », une Commission des décisions anticipées (CDA) fut instaurée par règlement grand-ducal signé le 23 décembre 2014. Cette commission des rulings « rend ses avis sur la base d’un dossier exhaustif écrit, à fournir par le contribuable ou son mandataire, explique Pascale Toussing, la nouvelle directrice de l’Administration des contributions directes, dans un mail au Land. La CDA se ferait assister par « des experts internes de l’administration qui sont chargés d’une première analyse approfondie et de l’instruction préliminaire des dossiers ».
L’instauration d’un organe centralisateur doit permettre d’uniformiser l’imposition. Par le passé, les dossiers étaient souvent traités à tour de rôle par les fonctionnaires, ce qui expliquait qu’un cas analogue pouvait connaître des traitements disparates, divergents, voire contradictoires. Le dernier rapport d’activité de l’ACD note qu’en 2016, la Commission des décisions anticipées a tenu « 43 réunions non publiques » (contre 46 en 2015). Elle s’est dotée de procédures totalement anonymes. Le conseiller fiscal y entre une question et une réponse en ressort, assortie d’une motivation. Des fois, celle-ci est lapidaire, des fois plus longue ; des fois cryptique, des fois plus claire. La commission fonctionne comme une black-box.
Le règlement grand-ducal spécifie simplement que le directeur de l’ACD nomme les membres de la commission « parmi les fonctionnaires et agents de la direction et ceux du service d’imposition ». Dans son avis, la Chambre de commerce s’étonnait du fait que les règles de fonctionnement ne soient pas fixées par règlement grand-ducal, mais « soient laissées à l’appréciation unilatérale » des futurs membres de la commission des rulings. Elle proposait que le règlement grand-ducal « détermine, a minima, la composition ainsi que les lignes de conduite générales ».
En janvier 2015, la commission se donna un règlement d’ordre intérieur. Celui-ci ne fut jamais publié. On ignore donc presque tout du fonctionnement de ce comité opérant au cœur de l’ACD : Pour quelle période les membres de la commission des rulings sont-ils nommés ? Quel est leur grade ? Comment prennent-ils leurs décisions : à l’unanimité ou à la majorité qualifiée ? (Pascale Toussing écrit que les avis sont rendus « par consensus ».) L’identité des cinq fonctionnaires et de leurs deux assistants (tous nommés par la direction de l’ACD) est gardée secrète. Leurs noms ne sont pas communiqués vers l’extérieur. Ceci vaut même pour la présidente de la commission. (Dans son interview avec le Land, le ministre confirme qu’il s’agit de la directrice adjointe de l’ACD, Monique Adams.) Pascale Toussing, la directrice de l’ACD écrit que « la composition de la Commission des décisions anticipées n’est pas publique pour permettre à ses membres de travailler en toute sérénité, à l’abri de toute influence externe éventuelle ».
À part la Bulgarie et la Grèce, tous les États membres de l’Union européenne ont leur système de décisions anticipées. L’autorité la plus ancienne est probablement le « Skatterättsnämnden » (Conseil pour les décisions fiscales anticipées) suédois qui fut instauré en 1951. Son fonctionnement est aux antipodes du modèle opaque choisi par le législateur et l’administration luxembourgeois. Le conseil suédois fonctionne comme une autorité séparée de l’administration fiscale et ses quatorze membres, nommés par le gouvernement, se recrutent parmi des universitaires, des fonctionnaires et de praticiens du privé. En Belgique, le Service des décisions anticipées dispose de son propre site Internet (ruling.be) sur lequel on trouve les adresses e-mail et numéros de téléphone des six membres du collège ainsi que de leurs collaborateurs.
Dans son avis sur le règlement grand-ducal instaurant la Commission des décisions anticipées, la Chambre de commerce réclamait une « exigence de célérité » ; ceci « afin de dynamiser les différentes phases du processus d’obtention d’un rescrit fiscal ». (S’inspirant du concurrent néerlandais, elle exigeait un délai de réponse de deux mois.) À en croire Raphaël Halet, un des inculpés du procès Luxleaks et ancien employé de PWC (où, selon lui, on aurait imprimé les rulings sous l’en-tête officiel de l’ACD), estima que Marius Kohl signait jusqu’à trente montages PWC par session hebdomadaire.
Tous les mercredis après-midi, le préposé recevait les conseillers fiscaux de PWC dans son bureau, orné d’un calendrier érotique que lui avait offert la multinationale italienne Pirelli. Aujourd’hui, bien que le règlement grand-ducal les permette – « si la CDA en décide ainsi » –, de tels « oraux » n’ont plus lieu. « La procédure étant écrite et portant uniquement sur des questions d’interprétation des dispositions de la loi fiscale, la présence du contribuable ou de son mandataire n’est pas nécessaire, mais risquerait d’encombrer le bon déroulement de la procédure voire l’évacuation des dossiers endéans des délais raisonnables », écrit Pascale Toussing. Mais, ajoute-t-elle, « en cas de questions, les experts contactent le contribuable ou son mandataire afin d’obtenir les éclaircissements nécessaires ou éléments et pièces encore manquants. De même, et en cas de besoin, la commission peut elle-même inviter le contribuable et (ou) son mandataire pour une entrevue complémentaire. »
Dans la pratique, la plupart des conseillers fiscaux préfèrent désormais court-circuiter la Commission des décisions anticipées (réputée comme peu accommodante) et soumettre directement leurs montages au bureau d’imposition, sans passer au préalable par la case ruling. S’ils ne pourront plus vendre la « sécurité juridique » à leurs clients et devront donc prendre le risque d’un refus, ils se disent qu’au pire, ils pourront toujours contester le bulletin d’imposition devant les tribunaux.
Depuis 2015, la validité d’un ruling ne peut pas dépasser cinq années d’imposition. La décision anticipée « lie l’Administration des contributions directes pour la période précitée »… à moins que le droit national, européen ou international ne change. Ainsi, dans une circulaire du 27 décembre 2016, l’ACD érigeait des règles plus précises pour les prix de transfert, qui, jusque-là, avaient été gardés dans un flou artistique permettant aux multinationales de payer un minimum en impôts. Avec sa circulaire de fin décembre, l’ACD déclarait qu’à partir de l’année d’imposition 2017, elle n’était plus liée par le demi-millier de rulings sur les « advance pricing agreements » (APA). Les sociétés souhaitant obtenir un nouveau ruling sont donc priées de réintroduire une demande qui sera évaluée selon les nouvelles règles. Or ceci ne veut pas dire que les rulings APA connaîtront automatiquement un pic cette année-ci, les conseillers fiscaux demandant souvent une décision anticipée pour sonder comment un cas de figure est évalué, puis adoptent leurs autres dossiers en fonction.
Pour avoir un ruling, les sociétés doivent désormais payer. Afin de « couvrir les frais administratifs occasionnés à l’occasion [sic] du traitement de la demande », la loi a introduit une redevance variant entre 3 000 et 10 000 euros, « suivant la complexité de la demande et le volume du travail ». Cette « taxe pour frais administratifs » doit être payée dans les trente jours. Sans virement, pas de décision ; la Commission des décisions anticipées ne se réunissant qu’une fois la redevance encaissée. Celle-ci n’est donc pas restituable, même si la demande aboutit sur un avis négatif. Les multinationales paient ainsi doublement pour avoir leur ruling : d’abord leur conseiller fiscal (Big Four ou étude d’avocats), ensuite l’État luxembourgeois. En 2015, l’ACD a ainsi émis des factures pour un total de 6,3 millions d’euros. En 2016, ce montant était de 2,4 millions d’euros.
Cette innovation dans la pratique administrative a servi de modèle au « projet de loi sur l’exploration et l’utilisation des ressources de l’espace ». Pour avoir un agrément, les futurs space miners (financés pour la plupart par des venture capitalists de la Silicon Valley) devront présenter un cahier des charges et verser une redevance au Trésor public. Le 19 mai, la commission de l’Économie du Parlement a arrêté que « pour chaque demande d’agrément, une redevance est fixée par les ministres pour couvrir les frais administratifs occasionnés à l’occasion [re-sic] du traitement de la demande. Cette redevance varie entre 10 000 et 500 000 euros suivant la complexité de la demande et le volume du travail. » L’administré paie donc directement pour le bon fonctionnement de l’administration chargée d’examiner son dossier.