Thérapie familiale Le président de la Chambre de commerce, Michel Wurth, l’accueillait comme « un ami de la maison ». L’ancien directeur de la Chambre de commerce, Pierre Gramegna (DP), lui rendait l’amabilité, en introduisant son discours par un « cher Michel, chers amis ». Le ministre des Finances se donnait beaucoup de peine pour apparaître comme attentif et compréhensif vis-à-vis des doléances fiscales formulées par les organisations patronales. La conférence de mercredi dernier à la Chambre de commerce ressemblait à une thérapie familiale.
Il y a un an, lors d’un « walking dinner » organisé par l’ABBL, le malaise entre managers de la place financière et le ministre des Finances avait éclaté au grand jour. À en croire un reportage du rédacteur en chef de RTL Radio Guy Kaiser (lui même ancien employé de l’ABBL), le ministre des Finances y aurait « pété un plomb » (« ausgeflippt »). Dans un discours improvisé, Pierre Gramegna se serait plaint des banquiers ingrats qui ne l’auraient pas suffisamment remercié pour ses efforts. Interrogé la semaine dernière sur Radio 100,7, le ministre relativisait l’incident passé : « Peut-être c’est parce que suis toujours si prudent et diplomatique qu’on a été surpris lorsque, pour une fois, j’ai parlé Kloertext ». Son message au dîner ambulatoire aurait été : « Ce n’est pas parce que nous sommes une place financière importante que le ministre des Finances doit faire ce que les banquiers veulent ».
Michel Wurth exhortait les participants à être « constructifs », c’est-à-dire à ne pas formuler de revendications maximalistes. « Nous ne croyons pas au Père Noël », a-t-il continué, d’autant plus que « la marge de manœuvre que nous avons toujours connue se réduit ». Certaines revendications – comme l’abolition de l’impôt sur la fortune, l’introduction des intérêts notionnels ou une « loi Rau pour le capital à risque » – semblaient pourtant assez irréalistes. Le ministre, lui, prenait trois engagements, évoquant un « triptyque » pour les 18 mois qui restent : le projet de loi sur la propriété intellectuelle sera déposé avant les vacances d’été (mais il devra être conforme aux critères de l’OCDE), les stock-options seront maintenues (mais endiguées) et « quelque chose sera fait pour les start-ups » (mais il faudrait d’abord mener le débat au sein de la coalition).
« Je caricature un peu » Étrangement, la taxe que les intervenants évoquaient le plus fut celle qui a le moins de chances d’être modifiée : l’impôt commercial communal (ICC). Ce fut Nicolas Buck, nouvel enfant terrible des organisations patronales, qui se lança : « Je caricature un peu… Mais pourquoi, en tant qu’entreprise, dois-je verser de l’argent à une commune ? Parmi mes employés, il n’y a personne qui y habite et les routes ont été construites par l’État. » Puis de comparer le député-maire de Mamer, Gilles Roth, à « une sorte de Monstre du Loch Ness qui, tous les ans, reçoit un paquet d’argent de notre part ». (Seqvoia, l’entreprise dont Nicolas Buck est le fondateur, est établie à Mamer où le taux de l’ICC est à 10,5 pour cent.) Contacté par le Land, Gilles Roth se dit « étonné » des propos du président de la Fedil. Le taux de sa commune se situerait dans la nouvelle fourchette de l’ICC : « Le principal facteur de compétitivité est notre parc d’activités Capellen, situé de manière très attractive, et où la société de Monsieur Buck est d’ailleurs établie. »
D’une commune à l’autre, le taux de l’ICC varie du simple au double. Avec 6,75 pour cent, la Ville de Luxembourg a le taux le plus bas, ex aequo avec une commune comme Niederanven, siège de Luxair et de Cargolux. (Ceci explique que, lors des voyages de promotion, le taux d’imposition global de la capitale soit mis en avant.) Leudelange, avec ses trois zones d’activité, ainsi que Betzdorf, où se trouve le QG de SES, sont à 7,5 pour cent. Au Nord, on retrouve Weiswampach, une autre commune très business-friendly, avec un taux de 8,25 pour cent. La plupart des communes du Sud (Dudelange, Differdange, Bettembourg, Käerjeng et Mamer) présentent un taux relativement élevé de 10,5 pour cent. (Esch-sur-Alzette et Pétange sont à 9,75).
« Saine concurrence fiscale » Ces divergences ne suivent pas les lignes politiques. Ainsi, la commune de Differdange a-t-elle levé son taux d’imposition de 7,5 à 10,5 pour cent la même année où un jeune et dynamique libéral du nom de Claude Meisch était nommé échevin. Les disparités sont d’abord régionales et fournissent un indicateur sur le tissu économique des 105 communes. En règle générale, celles qui hébergent des entreprises de services et des holdings optent pour un taux bas ; celles qui comptent des industries sur leur territoire visent un taux plus haut. Il est en effet plus difficile de délocaliser une fabrique vers une autre commune que de déménager quelques ordinateurs, voire une boîte aux lettres.
Au moment même où le gouvernement se défend au niveau européen contre toute poussée trop audacieuse vers une harmonisation fiscale, il vient de procéder à une harmonisation communale. La réforme des finances communales de décembre 2016 a resserré l’ICC entre un taux plafond (10,5 pour cent) et un taux plancher (6,75 pour cent). Alors que trois villages du Nord (Boulaide, Putscheid et Esch-sur-Sûre) ont dû abaisser leurs taux (de douze à 10,5 pour cent), la Chambre de commerce se plaignait dans son avis d’octobre 2016 que « de nombreuses communes, dont la ville de Luxembourg, ne seraient plus en mesure d’introduire des taux d’imposition plus compétitifs. » Elle y voit une « camisole de force » que le gouvernement mettrait à « la saine concurrence fiscale ». Puisque la Ville de Luxembourg, Niederanven, Sandweiler, Schuttrange et Useldange se situent d’ores et déjà au taux plancher, il ne resterait « pratiquement aucune marge de manœuvre à de nombreuses communes désireuses d’ajuster à la baisse leur taux d’ICC. »
Fétiche : 21% « C’est bien une importante possibilité de réduction de ce taux global d’affiche de 29,22 pour cent, déjà élevé en comparaison internationale, qui disparaît en cas d’adoption en l’état du projet de loi », se plaignait la Chambre de commerce. Le patronat réclame depuis des années un abaissement drastique du taux dit d’« affichage » ; bien qu’en réalité, aucune multinationale ou holding ne le paie. Le directeur de la Chambre de commerce, Carlo Thelen, revendiquait ainsi « une feuille de route progressive vers un taux de 21 pour cent » c’est-à-dire se rapprochant de la médiane de l’OCDE. Or, malgré une réduction de l’impôt sur le revenu des collectivités (IRC) à 18 pour cent en 2018, sans une réduction massive de l’impôt commercial communal, il sera impossible d’arriver à un taux global d’imposition de 21 pour cent.
Les organisations patronales s’attaquent donc au bastion de l’ICC, sans trop y croire. « Je sais que l’autonomie communale est une vache sacrée dans ce pays… C’est presque comme l’index !, s’exclamait l’administrateur délégué de l’UEL, Jean-Jacques Rommes, vers la fin du débat. Le cumul député-maire, nous n’arriverons plus à nous en débarrasser. Mais la position de l’UEL reste : ‘Plus d’ICC du tout’. Que les communes soient financées par l’État ; alors tout le monde se rendra compte qu’elles coûtent de l’argent et qu’elles n’en produisent pas, contrairement à ce que certains peuvent prétendre. »
Mais, Pierre Gramegna n’est pas un kamikaze politique. Certes, le taux de l’ICC serait « immens héich », ce qui constituerait « un vrai problème » ; mais ce serait « une histoire très délicate ». Puis de tenter de rassurer fiscalistes, chefs d’entreprise et fonctionnaires patronaux présents : le lien entre taux de l’ICC et montant alloué par le Fonds de compensation communal ayant été coupé, les hauts taux cesseront d’être attractifs : « Nous espérons que les communes commencent à se faire concurrence ».
D’après le Compendium fiscal publié par le Conseil économique et social, l’ICC rapportait 0,56 milliard d’euros en 2014 (contre 1,47 milliard pour l’IRC). C’est le secteur financier qui paie la part de lion de l’impôt commercial communal : deux tiers des recettes proviennent des banques et des assurances (264 millions d’euros) ainsi que de la nébuleuse Soparfis (113 millions). Très loin derrière arrivent les commerces (53 millions) et la construction (26 millions d’euros). Le budget communal est de plus en plus exposé aux sociétés boîtes aux lettres : entre 2011 et 2014, leur part dans l’ICC est passée de quatorze à vingt pour cent. (Les fonds d’investissement, qui ne paient que la taxe d’abonnement, sont exempts de l’ICC.) Cette dépendance ne semble pas inquiéter le ministre des Finances qui déclarait la semaine dernière au Land : « Je préfère être exposé à une forme de sociétés dont il y en a beaucoup, plutôt que d’être beaucoup exposé à une seule société. »
« Désincitation économique » Étant donné le rôle de la capitale comme centre financier, il n’est pas surprenant que soixante pour cent des recettes de l’ICC encaissées par l’Administration des contributions en proviennent. Le gros de cet argent est redistribué au niveau national selon une clé de répartition. Jusqu’ici, les communes pouvaient garder jusqu’à 58 pour cent de ces recettes pour elles-mêmes. La réforme des finances communales entrée en vigueur en décembre 2016, réduit sensiblement cette part. Alors qu’en 2016, la Ville de Luxembourg pouvait garder 144 millions d’euros des recettes provenant de l’ICC pour elle même, elle n’en conservera plus que de 49,6 millions d’euros en 2017. (Une diminution amplement compensée par les critères de répartition du nouveau Fonds de dotation globale des communes.)
Aux yeux de la Chambre de commerce, cette centralisation fiscale pourrait provoquer « une diminution sensible de ‘l’intéressement communal’ » et agir comme « désincitation économique ». Elle pourrait même « dissuader certaines communes d’accueillir sur leurs territoires des activités nouvelles et à aménager leurs infrastructures en conséquence. » Car comment un maire justifiera-t-il vis-à-vis de ses électeurs une politique pro-business ? Pourquoi une commune se décarcasserait-elle à attirer les entreprises – et les effets secondaires négatifs (trafic, bruits, pollution, investissements en infrastructures) qui vont avec –, si elle n’en récolte pas directement les bénéfices ?
« Komm mir maan ons näischt fir » Si on veut défiscaliser (encore davantage) les entreprises, il faut commencer par taxer les propriétés immobilières. Il y a deux mois, dans un entretien paru dans le Tageblatt, Wim Piot, optimisateur fiscal en chef de PWC, faisait ainsi un plaidoyer pour une taxation agressive des immeubles vides et des terrains constructibles non utilisés. À la conférence de jeudi dernier, Carlo Thelen évoquait, quant à lui, une augmentation de l’impôt foncier. Il le faisait prudemment : « Je sais que c’est très complexe et qu’il n’est pas possible d’y toucher avant les communales », concédait-il.
La Grondsteier est probablement l’élément le plus kafkaïen de la fiscalité grand-ducale. À l’Administration des contributions directes, 28 fonctionnaires de la Section des évaluations immobilières sont chargés d’estimer les bâtiments et terrains d’après des critères édictés dans les années 1930 par l’Oberfinanzamt Köln et introduites par l’occupant nazi en 1941. En 2003, la commission parlementaire des affaires intérieures avait constaté : « Dans bien des cas, ces recettes ne permettent même pas de couvrir les frais résultant de la fixation, de l’encaissement et du recouvrement de cet impôt ». Les propriétaires paient en règle générale une centaine d’euros en impôt foncier pour une maison en ville, et encore moins à la campagne. L’impôt foncier ne représente ainsi plus que 1,5 pour cent des recettes communales, contre 5,5 en 1970.
Les conseils communaux fixent un taux multiplicateur publié chaque année dans le Mémorial. Dans la catégorie des maisons unifamiliales, les taux varient entre 105 (Steinfort) et 500 (Kehlen et Bettembourg). La Ville de Luxembourg, Differdange et Dudelange sont dans la moyenne avec un facteur 250, Esch-sur-Alzette est à 300. Depuis le Pacte logement de 2008, les communes sont également libres de taxer à volonté les « terrains à bâtir à des fins d’habitation ». Certaines communes se sont montrées téméraires et ont adopté un facteur multiplicateur de mille (Rumelange, Mondorf-les-Bains, Roeser, Bettembourg, Boulaide, Echternach et Hesperange) ; deux communes (Kiischpelt et Schieren) atteignent même un facteur 1 500. Mais les plus grandes communes hésitent à taxer les propriétaires-électeurs. Avec un facteur 500, la Ville de Luxembourg est plutôt en-dessous de la moyenne, idem pour Esch-sur-Alzette, Differdange et Dudelange (600). Les taux multiplicateurs les plus bas, on les retrouve à Manternach (200), Steinsel (235) et à Dippach (240). Mais, dans la pratique, même un taux multiplicateur de mille ne fait que marginalement monter l’ardoise fiscale.
Cela fait des décennies que tous (y inclus l’OCDE, la Commission européenne et le FMI) s’accordent à dire qu’il faut une réforme de l’impôt foncier. mais aucun ministre n’y veut voir son nom associé. En avril 2013, Jean-Marie Halsdorf (CSV), alors ministre de l’Intérieur, avait institué un groupe de travail pour discrètement élaborer les premières pistes d’une éventuelle réforme. Son successeur, Dan Kersch (LSAP), ne semble vouloir y toucher. Peut-être par peur qu’aux législatives de 2018, la nation des propriétaires lui réserve le même sort qu’avait connu son camarade de parti Lucien Lux en 2009 face à la nation des automobilistes. Dans l’auditoire de la Chambre de commerce, Pierre Gramegna donna une petite leçon en Realpolitik : « Komm mir maachen ons näischt fir. Car qui la paie ? Ce sont les particuliers ! » Après tout, le ministre des Finances vient de se décider de se présenter à ses premières élections.