Nouveaux ghettos à la périfrontière

d'Lëtzebuerger Land vom 04.04.2013

Parfois, il suffit de lever les yeux pour mieux comprendre le monde. Par exemple le long de l’autoroute A31, entre Luxembourg et Metz à peu près : les cités pavillonnaires y poussent comme des champignons, de petites maisons à un étage tout au plus, crépi ocre, terrasse et quelques ares de verdure alentour. Souvent, le chantier est encore en cours, la terre n’a pas encore cicatrisé, l’herbe n’a pas encore repoussé – l’intervention est récente. Les centres commerciaux surdimensionnés rivalisent d’attractivité avec les revendeurs de voitures de luxe – c’est fou, le nombre de garages Audi qui longent désormais cette route !

L’Université du Luxembourg vient de présenter un livre d’analyses, Le travail frontalier, auquel plusieurs de ses chercheurs ont participé, publié aux éditions universitaires de Lorraine à Nancy sous la direction de Rachid Belkacem (Université de Lorraine) et d’Isabelle Pigeron-Piroth (Université du Luxembourg)1, qui permet de mieux cerner le phénomène de ce renouveau lorrain, après le déclin de son économie suite à la crise du secteur sidérurgique. Pour l’expliquer, une raison : l’attractivité du grand-duché, sa croissance économique depuis la fin des années 1990 et davantage encore depuis le début des années 2000, qui va de pair avec une demande accrue de main d’œuvre ne pouvant être satisfaite sur son marché national. Sur la période 1985-2009, la population salariée du grand-duché a été multipliée par 2,3, soit une hausse d’environ 189 000 salariés, dont 69 pour cent de travailleurs frontaliers (selon le Statec, cité dans le livre). En 2011, 29,3 pour cent des salariés du Luxembourg étaient des nationaux, 26,9 pour cent des immigrés et presque 43,8 pour cent des salariés frontaliers, dont la majeure partie, 21,6 pour cent, des Français. Tendance à la hausse : selon les estimations des démographes, le nombre de frontaliers lorrains devrait largement dépasser les 100 000 actuels pour atteindre 135 000 personnes d’ici 2030 et 220 000 en 2055 !

Ces travailleurs frontaliers, le plus souvent diplômés de l’enseignement supérieur, sont jeunes, à l’aube de leur vie professionnelle et de leur projet de vie adulte. Or, comme même le réservoir le plus proche de la frontière n’était pas suffisant pour fournir cette main d’œuvre, ils viennent de plus en plus loin  – et s’installent le long des axes routiers, et comme ces derniers sont complètement surchargés aux heures de pointe, de plus en plus souvent même directement le long de la zone frontière, parfois même juste à côté du Luxembourg et de ses pôles de développement (comme à Rédange, sur notre photo, qui se trouve à un jet de pierre de Belval). L’Insee Lorraine note, dans sa récente étude sur les espaces ruraux dans la région2 qu’en l’espace de dix ans, entre 1999 et 2009, 1 800 nouveaux habitants par an se sont installés dans les quelque 130 communes du secteur directement frontalier, avec un âge de moyen de 38,5 ans (dont aussi des étrangers, notamment 650 Luxembourgeois). Cet afflux va de pair avec une importante activité de construction : 500 nouveaux logements y ont été construits par an sur la décennie 2000.

Ce sont ces lotissements que l’on voit, en construction rapide partout dans la région, et dont les sites internet immobiliers alignent une offre pléthorique, aux noms fleuris promettant un avenir harmonieux – « les champs dorés » « les jardins du Maréchal », « les rives du lac » ou encore « les rives de l’Alzette ». Une nouvelle maison, dont l’achèvement est prévu pour l’année prochaine, s’y vend entre 200 000 et 300 000 euros, c’est toujours la moitié de la moindre vieille baraque à retaper qu’on trouve sur le marché luxembourgeois. On ne s’y pose pas de grandes questions d’esthétique ou d’originalité, l’important est de trouver un logement, ce qui s’avère de plus en plus difficile, le marché n’arrivant pas à suivre la demande, la pression foncière monte – et avec elle, les prix. « Cette construction effrénée de lotissements, typiques des zones périurbaines observées dans les années 70-80, ne

correspond pas à un phénomène de périurbanisation classique, voire de rurbanisation, » note Marie-France Gaunard-Anderson dans sa contribution au livre Le travail frontalier, intitulée « Impacts du travail frontalier sur le développement des villes et villages lorrains situés à proximité de la frontière ».

Ainsi, si le secteur Thionville-Cattenom, qu’elle désigne comme « zone interstitielle » n’ayant pas été marquée par l’industrialisation lors du siècle passé, ne souffre pas de la désindustrialisation actuelle, il dispose donc de ces importantes réserves foncières qui permettent une urbanisation rapide. Or, constate-t-elle, ces nouvelles constructions se font hors des noyaux villageois, à leur périphérie, et risquent de constituer de véritables ghettos. « Ces nouvelles constructions ‘dénotent’ dans le paysage rural traditionnel, poursuit-elle. Ce sont de nouvelles formes d’architectures, de nouvelles couleurs, de nouveaux matériaux qui soulignent les hauts revenus de leurs propriétaires. » Car ces nouveaux habitants qui travaillent au Luxembourg ont des revenus sensiblement plus élevés que leurs voisins qui travaillent en France : si la moyenne mosellane du revenu par foyer fiscal est de 21 842 euros par an, les moyennes de certains villages à forte proportion de travailleurs frontaliers se situent bien au-delà, atteignant même 32 445 euros par an dans le petit bourg de Puttelange-les-Thionville, 362 habitants en 2008, dont 70 pour cent de frontaliers.

Bien que ces communes du bassin lorrain aient une longue tradition d’accueil de migrants attirés par le travail, au tournant du dernier siècle notamment, immigrants pour beaucoup, il s’avère actuellement que la cohabitation peut être difficile, à cause notamment de cette « ségrégation socio-spatiale » : les anciens et les locaux dans les noyaux des villages qui s’appauvrissent – les chercheurs constatent même de véritables « poches de pauvreté » dans la région, dans lesquelles les gens sont moins souvent propriétaires de logements, doivent se rabattre sur le logement social ou dépendent du revenu de solidarité active (RSA) – et les nouveaux à la périphérie. Or, ces jeunes habitants qui contribuent au renouveau et au rajeunissement de la région constituent aussi un défi pour les autorités locales et territoriales en ce qui concerne leurs besoins en infrastructures – viabilisation des terrains, construction des accès et des routes (90 pour cent des travailleurs frontaliers lorrains rallient le Luxembourg en voiture individuelle), développement du transport en commun ou structures d’accueil et écoles pour les enfants –, et en services ou en loisirs. Et ce alors même que l’impôt sur le revenu est encaissé au Luxembourg et que ces habitants investissent une partie de leur revenu au grand-duché – 1 milliard 220 millions d’euros dépensés par les frontaliers au Luxemboug en 2007, soit une dépense annuelle moyenne de 9 000 euros par personne. L’écart devient de plus en plus difficile, de nouvelles alliances grand-régionales, inimaginables il y a trente ans, comme le Groupement européen de coopération territoriale (Gect) Alzette-Belval, réunissant l’État luxembourgeois, quatre communes du grand-duché, l’État français et quatre collectivités françaises, officialisé ce 8 mars, se font. Car, comme l’estime encore Marie-France Gaunard-Anderson, « les travailleurs frontaliers ‘commandent’ l’évolution de ces territoires ».

1 Le travail frontalier au sein de la Grande Région Saar-Lor-Lux – Pratique, enjeux et perspectives ; sous la direction de Rachid Belkacem et Isabelle Pigneron.Piroth ; Pun – Éditions universitaires de Lorraine, collection Salariat et transformation sociales ; Nancy, décembre 2012 ; 502 pages, 20 euros ; ISBN : 978-2-8143-0137-5. 2 Rapport d’étude sur les espaces ruraux en Lorraine ; Agreste Lorraine, en partenariat avec l’Insee Lorraine ; mars 2013.
josée hansen
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