Patrimoine des Italiens dans les établissements financiers

Test de résistance

d'Lëtzebuerger Land vom 04.03.2010

Contrairement à ce que les apparences laissent penser, l’amnistie fiscale italienne (scudo fiscale) n’a pas desservi les intérêts de la place financière luxembourgeoise. Parodoxalement, la scudo fiscale, troisième de l’ère berlusconienne, aurait même conforté les banquiers luxembourgeois dans le modèle d’affaires qu’ils disent suivre depuis une décennie, celui de la finance onshore, avec des clients étrangers qui n’ont (plus) rien à se reprocher ni à cacher l’origine de leurs avoirs à leurs autorités de résidence. Les Italiens, pour lesquels l’exportation de capitaux fut longtemps un sport national, se sont mis en règle avec leur fisc, en payant une amende correspondant à cinq pour cent de leurs avoirs non déclarés à l’étranger détenus au 31 décembre 2008 (cette amende a été de six pour cent pour les actifs déclarés jusqu’au 28 février et est passée désormais à sept pour cent jusqu’au 30 avril prochain, date limite des déclarations).

Sur un total de 95 milliards de fonds « régularisés » jusqu’à présent dans le cadre de la scudo fiscale 20091, cinq pour cent seulement venait du Luxem­­bourg (80 pour cent de Suisse, dix de Monaco et cinq de Saint Marin, juridictions géographiquement proches de la Péninsule, donc plus accessibles à une certaine catégorie de clients moyens de gamme qui intéressent de moins en moins les banquiers luxembourgeois). L’opération a rapporté pour l’heure 4,75 milliards d’euros au Trésor italien, ce qui va lui permettre de soulager une dette publique qui met le pays au bord de l’asphyxie.

La mise en règle de leurs avoirs placés à l’étranger ne s’est pas traduite par des départs massifs de capitaux ni en Suisse et encore moins au Luxembourg. Seuls 35 milliards ont repris le chemin de l’Italie sur le total de 95 milliards d’euros. Sur la petite dizaine de milliards de fonds qui étaient placés au grand-duché et qui se sont ainsi fait une virginité du point de vue des impôts, plus de la moitié n’aurait pas pris « physiquement » le chemin de retour vers les banques italiennes. Une fois déclarés, le plus souvent via des fiduciaires italiennes, ce qui conservait leur anonymat aux clients qui le souhaitaient, l’argent est resté au Luxem­bourg. Le plus souvent dans des contrats d’assurance vie, qui offrent à la fois une grande souplesse dans la gestion et les supports financiers mais aussi garantissent l’anonymat des souscripteurs. À ces qualités s’ajoute le fait que l’assurance vie reste en Europe un des rares produits financiers à échapper encore à la retenue à la source sur les revenus de l’épargne. Les contrats souscrits en libre prestation de service via des compagnies luxembourgeoises ont fait un carton l’année dernière en Italie auprès de clients très fortunés (contrats portant en général sur plus de deux millions d’euros avec un ­ticket d’entrée de 500 000 euros minimum). L’assureur Lombard Inter­national en a été un des principaux bénéficiaires.

Le Commissariat aux assurances n’a pas souhaité communiquer les chiffres des engagements des contrats vie en Italie pour 2009, ni s’exprimer sur l’impact de la scudo fiscale, jugeant qu’il était encore trop tôt pour se prononcer. En 2008, l’Italie avait été le quatrième pays d’engagement après la France, la Belgique et l’Allemagne, avec un peu plus d’un milliard d’euros de souscriptions dans la branche vie. La discrétion observée sur les chiffres de l’assurance vie en Italie en 2009 se justifie et démontre l’attachement des épargnants européens dans des produits défiscalisés du point de vue de la directive européenne sur l’épargne des non résidents et qui présentent des garanties d’anomymat. La protection de la sphère privée reste donc un argument commercial de poids, malgré le discours officiel qui tend à en minimiser la portée dans les décisions de localisation de l’épargne.

Le rapatriement des capitaux de Luxembourg vers l’Italie fut donc avant tout technique. Le relatif succès de la troisième amnistie fiscale de l’ère Berlusconi ne doit rien au hasard : « Il y a eu une pression énorme sur les investisseurs pour qu’ils ramènent leurs fonds en Italie », explique Antonio Valente, de Foyer Vie International, un des spécialistes de la Place de la scudo, qui s’exprime à titre personnel. En panne de liquidités après avoir vu une partie de leurs économies fondre dans la chute des marchés financiers, indique en substance Antonio Valente, les entrepreneurs italiens ont bien été obligés de rapatrier physiquement une partie de leurs avoirs placés à l’étranger pour financer leurs investissements industriels ou recapitaliser leurs sociétés.

« Les banques italiennes ont aussi mis la pression sur les entrepreneurs en conditionnant l’octroi d’une ligne de crédit au retour des capitaux dans leur établissement », raconte un autre opérateur du secteur financier qui souhaite conserver l’anonymat. Tout a été fait pour inciter les investisseurs à placer leur argent dans des produits made in Italy, à la limite de la violation de la liberté de circulation des capitaux en Europe.

Le rapatriement physique des capitaux s’est fait sur des sommes plutôt modestes et sous le coup de la nécessité, assurent des opérateurs du secteur financier qui tiennent eux aussi à rester anonymes. Entre 500 000 et 1,5 million d’euros, en fonction des besoins en cash des entrepreneurs. C’est rarement plus que vingt pour cent des avoirs en compte au Luxem­bourg qui ont pris la route vers leur pays d’origine, racontent ces professionnels. Les « gros clients », ceux dont les avoirs dépassent largement les deux millions et demi d’euros et même davantage, ont rarement touché au patrimoine au Luxembourg, même s’ils en ont officialisé l’existence, du moins une partie. Si ça n’avait pas déjà été fait avant, la mise en place par exemple de structures de type Soparfi ou FIS (fonds d’investissement spécialisés, réservés à une élite), instruments très appréciés par les Italiens, étant « trans­parente » du point de vue de la fiscalité.

« Leur patrimoine était structuré de manière déjà transparente, dans des sociétés de participation financière ou des fonds d’investissement spécialisés », confirme Antonio Valente. D’où l’impact assez limité de la scudo sur les établissements luxembourgeois qui relativisent les départs de capitaux. D’autant que la plupart des banques d’origine italienne réalisent au Luxembourg des activités diversifiées, la gestion de fortune devenant une activité marginale par rapport aux services destinés à la clientèle « corporate » et aux fonds d’investissement. « Beaucoup d’établissements ont montré qu’ils étaient indépendants de leurs maisons-mères italiennes. Ils ont d’ail­leurs acquis la plupart de leurs clients de manière autonome, sans l’aide justement de leurs maisons-mères », signale encore un consultant.

Claudio Baccelli, directeur adjoint du private banking à la Société générale Bank and Trust (SGTB) témoigne : « La clientèle italienne n’est pas notre core business à la banque, précise-t-il, mais elle a fait preuve d’une fidélité intacte. Ce qui prouve que le business model de notre banque au Luxembourg est adapté à la réalité qui est orienté depuis longtemps vers la finance onshore ». C’est-à-dire l’argent transparent, celui sur lequel la Place financière de Luxem­bourg appuie son développement et son devenir.

« Le challenge majeur de la Place financière de Luxembourg, prédit encore Claudio Baccelli de la SGBT, se mesurera dans la capacité du système à pouvoir produire pour les clients haut de gamme toute une panoplie de produits transparents et de services pour assurer notamment les déclarations fiscales dans leur pays d’ori­gine ». Compte tenu du caractère très international des clients des banques luxembourgeoises et du coût important que représente la mise en place de plateformes déclaratives en fonction des différents systèmes et exigences des pays d’origine, le chantier est gigantesque.

La scudo fiscale en Italie aura eu au moins le mérite de faire ressurgir du tiroir où il était enfermé depuis au moins deux ans le projet de plateforme commune des banques de la Place pour mutualiser les déclarations fiscales. Car il ne suffit pas de se positionner sur le créneau de la finance onshore, encore faut-il en assurer le suivi et service après vente pour des clients internationaux plus volatils et davantage exigeants. Il faut donc une sorte de « Clearstream fiscal » que l’Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL) avait porté à bout de bras avec le cabinet KPMG, avant de mettre ses plans en veilleuse faute de consensus suffisant entre les banquiers. « Il s’agit d’un challenge majeur, confirme Paul Chambers du cabinet Atoz, mais peu d’opérateurs le maîtrisent déjà aujourd’hui et en apprécient l’importance ».

1 L’Italie a connu en moins de dix ans trois amnisties fiscales, avec plus ou moins de succès. La première en 2001 avait permis de rapatrier un montant de 54,6 milliards (selon le quotidien La Republica) et la seconde, en 2003, 18,5 milliards d’euros. Ces
Véronique Poujol
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