En difficulté au sein du parlement britannique, Boris Johnson et le Parti conservateur ont pourtant remporté les dernières élections générales à la Chambre des communes le 12 décembre 2019, avec 43,6 pour cent des voix et 365 sièges (plus 48 par rapport aux dernières élections de 2017, qui étaient déjà des élections anticipées convoquées à la demande de la Première ministre conservatrice Theresa May). Le Parti conservateur est cette fois majoritaire à la Chambre des communes. Les élections sanctionnent également une déroute du Parti travailliste qui passe de quarante pour cent des voix en 2017 à 32,2 pour cent et de 262 députés à 202. Il faut remonter à 1935 pour retrouver un nombre de députés travaillistes inférieur. La focalisation identitaire et la volonté de sortie de l’Union européenne semblent l’avoir emporté sur les préoccupations économiques de la population. Les résultats sanctionnent la stratégie de Jeremy Corbyn, mais masquent des évolutions plus profondes du corps électoral britannique, notamment la montée des indépendantistes écossais et la représentation accrue des femmes et des minorités ethniques.
d’Land : Comment expliquer à la fois la victoire des conservateurs et le revers des travaillistes, alors même que Boris Johnson et sa position maximaliste sur le Brexit semblaient dans l’impasse la plus totale, sans même parler de la politique d’austérité économique que mènent les conservateurs depuis plusieurs années ?
Philippe Marlière : Il s’agit davantage d’un effondrement du Parti travailliste que d’une victoire des conservateurs. Car le progrès des conservateurs en valeurs relatives comme absolues entre 2017 et 2019 est peu significatif (un peu moins de 300 000 voix et un pour cent supplémentaires). Le système électoral britannique est particulièrement dur et peut transformer une différence de quelques pourcentages en majorité fracassante. Pour comprendre la défaite du Parti travailliste, il faut repartir du scrutin de 2017, de cette élection anticipée qui avait été voulue par Theresa May. Alors que les sondages avaient été défavorables au Parti travailliste, celui-ci a enregistré en 2017 un de ses meilleurs scores depuis longtemps, gagnant trente députés supplémentaires (sur un total de 262) et près de dix points pour atteindre quarante pour cent des voix. Ce n’était pas encore une victoire face aux 42,4 pour cent de Theresa May, mais ce résultat avait été vécu comme tel par les militants car on s’attendait à pire après le score très mauvais de Gordon Brown, chassé du pouvoir en 2010 (29 pour cent des voix) et celui guère plus enthousiasmant de Ed Miliband en 2015 (trente pour cent des voix). En réaction au blairisme, le corbynisme avait ancré le parti à gauche et même si Corbyn n’avait pas eu d’union massive autour de lui, sa stratégie avait redonné espoir aux militants en 2017, qui affluaient de nouveau au sein du parti qui atteignait plus de 600 000 adhérents. Mais en 2017 comme en 2019, le Brexit est venu court-circuiter les élections. Car la position du Parti travailliste en 2017 était de dire « nous respecterons le vote de sortie du Royaume Uni de l’UE exprimé par le référendum de juin 2016, nous n’allons pas l’entraver, mais nous nous battrons pour que ce Brexit ait lieu dans les meilleures conditions possibles ». Cela laissait une porte ouverte à ceux qui avaient voté Remain et ceux qui avait voté Leave, notamment au sein de l’électorat ouvrier du Parti travailliste. Puis le parti a changé de position, réclamant progressivement un nouvel accord et un deuxième vote. Ce changement a fait passer au second plan la valorisation du programme économique du parti qui avait tout pour plaire aux ouvriers et a rendu illisible la position de Corbyn. Dans l’autre camp, Boris Johnson l’emportait avec un slogan simple, voire simpliste : « Get Brexit Done » (« Que l’on fasse le Brexit »).
N’y a t-il pas dans la victoire de Boris Johnson un ancrage à droite du Parti conservateur britannique ?
Il est difficile de se prononcer, l’avenir nous le dira. Car pendant la campagne, Boris Johnson a bien masqué cela. Dans les commentaires journalistiques, on apercevait deux camps. Pour certains, Boris Johnson était une variante anglaise du trumpisme, pour d’autres non. En fait, la campagne de Boris Johnson n’était pas très à droite mais très… adroite, très habile. Sur la base d’un slogan simple, « Get Brexit Done », il a réussi là où Corbyn a échoué : Regrouper des segments épars, hétérogènes et parfois contradictoires de l’électorat. Il a conservé un électorat anglais, âgé, économiquement aisé, des campagnes et des petites villes qui est l’électorat traditionnel conservateur et il a connu des gains importants dans le nord-est du pays, et aussi un petit peu en Cornouailles et au Pays de Galles, qui sont des terres traditionnellement travaillistes, mais surtout dans le nord-est du pays, cette région que l’on appelle en Grande-Bretagne, le red wall, le mur rouge, qui court des Midlands et du Northern England jusqu’à la frontière écossaise, où l’on trouve aussi le Yorkshire et ces ex-régions minières de l’Angleterre où se sont déroulées les célèbres grèves de 1984-85. Il s’agit de régions post-industrielles qui sont représentées peut-être par une quarantaine de sièges. Ce sont des régions ouvrières pauvres avec aujourd’hui des taux de chômage très élevés qui étaient jusqu’à cette élection à 90 pour cent des terres travaillistes et ces terres ont été raflées, pour une bonne moitié d’entre elles, par les conservateurs. Boris Johnson a réussi cette entreprise de captation de l’électorat ouvrier à partir de son discours pro-Brexit en visant des populations qui dans une large mesure avaient voté aussi pour le Brexit. Il a compris également qu’il fallait lâcher du lest sur l’austérité et il s’est acquis ainsi un électorat plus ouvrier, et donc dans certains cas, un électorat autrefois travailliste.
Le parti travailliste, en forte progression, présentait un programme électoral fort, bien à gauche économiquement. Il avait tout pour séduire son électorat populaire et ouvrier traditionnel. Que s’est-il passé ?
Ce qui a perdu Corbyn, c’est son ambiguïté, notamment sur le Brexit. Mais globalement, il y a eu un rejet de la personne Corbyn malgré la qualité de son programme. Il s’est montré très mauvais et s’est lui-même entouré de gens mauvais. Il n’a pas jugé bon de s’ouvrir aux autres composantes du parti, notamment les centristes, pour emmener tout le monde, et s’est appuyé sur l’appareil du parti qu’il contrôlait. Les propositions de redistribution économique n’ont pas été jugée crédibles. Le programme apparaissait trop chargé et son objectif était exprimé de manière confuse.
Mais la déroute des travaillistes vient de loin. Quand on regarde la carte électorale des anciennes régions industrielles du red wall, qui donnaient des majorités écrasantes aux candidats travaillistes, on se rend compte que depuis vingt ans, ces majorités s’amenuisent considérablement. Dans ces espaces, on observe une désagrégation de la classe ouvrière par rapport au travail. Les ouvriers n’ont plus de travail et quand ils ont du travail c’est du travail dans les services dévalorisants et mal payés, avec des contrats « zéro heure ». La désagrégation sociologique – qu’est-ce qu’être ouvrier dans ces conditions ? – se double d’une désagrégation politique et sociale. On est de moins en moins membre du syndicat et du parti, notamment chez les plus jeunes. Et pourquoi le serait-on dès lors qu’on ne fait plus partie d’un corps professionnel identifié et que l’on n’a même plus de fierté de l’être ? Le verbe très à gauche de Corbyn, cosmopolite et bienveillant, multiculturel, avec ouverture en direction des immigrés, a certes séduit les catégories professionnelles éduquées des grandes villes, les étudiants, les jeunes, les professeurs, les travailleurs intermédiaires de la fonction publique – ce qui est finalement l’électorat de base aujourd’hui de la gauche radicale partout en Europe – mais s’est trouvé trop éloigné de la réalité ouvrière.
N’a-t-on pas observé un vote travailliste utile en Écosse qui s’est reporté sur le SNP (Scottish National Party), le parti national écossais qui compte désormais 48 sièges des 59 disponibles pour l’Écosse à la Chambre des communes ?
Les travaillistes sont les grands perdants de la poussée nationaliste de ces vingt dernières années. D’autant que le SNP occupe un créneau politiquement et économiquement social-démocrate de gauche. Cette évolution est en partie une réaction contre le blairisme considéré par les Écossais comme une trahison des idéaux travaillistes de gauche. Mais on ne peut pas dire qu’elle date de 2019. La déroute travailliste en Écosse au profit du SNP est actée depuis deux, voire trois élections. Et Corbyn, malgré le nouvel ancrage à gauche du Parti travailliste, n’a pas été un attrait pour les Écossais. Le SNP n’a eu de cesse de rappeler que Corbyn n’était pas fiable en pointant systématiquement la question de l’Europe et du Brexit.
Déstabilisé par des accusations d’antisémitisme au sein du parti travailliste, Corbyn a paradoxalement contribué à la promotion politique de jeunes femmes issues de ce que l’on appelle les « minorités ethniques ».
Oui, effectivement, il y a eu une consolidation plus qu’une avancée dans ce domaine. Des femmes britanniques, noires, asiatiques, bengalies, pakistanaises, indiennes, toutes issues de l’ancien empire colonial, ont accédé à la députation dans des zones ouvrières qui votent travailliste. Le discours de Corbyn a réussi à mobiliser ceux et celles qui ont absolument tout à perdre d’un vote pour Boris Johnson et qui ont fait l’objet, durant la campagne, de remarques racistes, xénophobes, sexistes et islamophobes très nombreuses. Il faut reconnaitre cela à Jeremy Corbyn. Quel que soit son successeur, ce mouvement ira croissant. Blair était beaucoup plus discret sur la question. Il avait amené beaucoup de femmes parmi les élus en 1997, mais encore très peu en provenance des minorités ethniques. Parmi les 202 élus travaillistes, il y a plus de femmes (104) que d’hommes (98) (elles sont 87 sur 365 au sein du parti conservateur) et beaucoup proviennent de minorités ethniques.