Bon public

d'Lëtzebuerger Land vom 02.07.2021

Grâce au replay et aux sites de streaming, chacun peut désormais faire découvrir à sa progéniture comment il s’occupait quand il avait fini ses devoirs. Lorsque nos enfants découvrent les séries qui bercèrent notre propre jeunesse, ils sont étonnés qu’on ait pu survivre dans un monde sans réseaux sociaux ni téléphone portable et, surtout, qu’on ait pu supporter des rires enregistrés. Comme nos propres parents avant eux, trente ans plus tard, ils détestent cet artifice destiné à communiquer l’hilarité par capillarité, cette bonne humeur forcée, censée souligner le caractère particulièrement divertissant d’une scène pas assez drôle pour se passer d’un tel subterfuge. Venant d’une génération qui utilise des émojis « je pleure de rire à grosses larmes » pour ponctuer son humour, la critique semble malvenue. Pourtant, c’est vrai, c’était horrible ; même si nous sommes une génération privilégiée, qui n’a connu ni guerre, ni confinement durant son enfance, nous avons dû subir les rires enregistrés à chaque épisode de Arnold et Willy, de Friends, ou de Madame est servie. A posteriori, on se dit qu’on ne devait plus y prêter attention. On s’y était habitué, comme aux coupures publicitaires, ou au fait que Gargamel et l’oncle Picsou partageaient la même voix que les versions françaises de Mr Drummond, Obi-Wan Kenobi ou l’oncle Arthur de Ma sorcière bien aimée. On était sans doute plus frustrés par le rythme de diffusion désespérément lent des épisodes. Aujourd’hui qu’ils ont presque disparu des productions modernes, ces rires d’un autre âge soulèvent encore un certain nombre de questions.

Premièrement, comment les enregistrait-on ? Certaines sitcoms étaient vraiment tournées en studio, devant un véritable public, qu’il suffisait d’enregistrer en même temps que les comédiens. D’autres, comme How I met your mother, étaient projetées en avant-première pour capter les rires des spectateurs, ajoutés ensuite en post-production. De toute façon, pour nous, à cause du doublage, même les éventuels vrais rires étaient remplacés par des bandes sonores. On imagine assez bien l’ingénieur du son rajoutant un peu de rire gras, supprimant un fou rire ou déplaçant quelques gloussements pour améliorer une scène un peu longue.

Seconde question, pourquoi ça nous énerve ? Signaler qu’une scène est drôle, c’est aussi lourdaud que rigoler à ses propres blagues. Il faut rire aux faux rires ? Pourtant, le génie comique de Rachel et Monica qui proposent de laisser Chandler faire la vaisselle m’échappera toujours, même si le dialogue est accompagné d’une manifestation bruyante d’hilarité d’un public aussi invisible que réceptif. Soit c’est un message du réalisateur au scénariste pour lui indiquer que son dialogue était réussi, soit c’est un signal qui s’adresse à moi personnellement, pour me faire prendre conscience que d’autres sont moins exigeants, et m’inciter ainsi à me dérider. C’est comme les chansons que l’on trouvait nulles au départ puis qui, à force d’être inlassablement martelées par les radios, finissent par nous plaire.

Troisième question, est-ce que ça fonctionne ? Alors que, ces derniers mois, nous avons été sevrés de l’expérience du partage de nos émotions avec un public, il suffit d’aller voir une comédie au cinéma, au milieu d’une salle qui se bidonne, pour constater l’effet communicatif. Tout le monde ne regrettera pas les matches de football à huis-clos, et l’absence de hurlements de supporters invitant l’arbitre à élargir l’éventail de ses pratiques sexuelles. Mais l’ambiance n’est pas la même. Le rire de synthèse dans les séries, c’est comme l’huile de palme dans le Nutella. C’est mauvais, mais ça fait partie des ingrédients. Finalement, cette présence bienveillante, même simulée, n’était pas une si mauvaise idée. D’ailleurs, tout bien réfléchi, j’apprécierais volontiers des applaudissements en MP3 à la fin de ma réunion en visioconférence, des félicitations cordiales de mon navigateur la prochaine fois que je passe une commande sur internet et, surtout, une ovation de mon GPS lorsque je réussis à prendre la bonne sortie d’un rond-point.

Cyril B.
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