Mary’s Daughters de Catarina Barbosa est une sorte messe tribale et hypnotique

Hypnose

d'Lëtzebuerger Land du 03.10.2025

Sur une scène blanche, immaculée, trois femmes s’installent pour un rituel chorégraphique sensuel où chacune d’elle renait à la faveur des deux autres. Pour sa première création chorégraphique personnelle, Catarina Barbosa ne joue pas les pudiques et propose un spectacle brut, organique à deux pas du chamanisme liturgique. Dans Mary’s Daughters la chorégraphe, pupille du Trois C-L, intègre le trio de danseuses dans une conjuration de chairs et de mouvements, pour illustrer la sororité, la maternité, la jouissance, et surtout une liberté crue qu’elles adoptent au rythme de leur hanche et de leur souffle. Là, au cœur du récit tendre, fragile et vibrant, trois silhouettes se mêlent, se sentent et s’adoptent, devenant peu à peu des déesses, sorcières et sirènes, à la fois enivrantes et dangereuses. Ensemble, ces êtres scéniques bâtissent un lieu éphémère où, pendant cinquante minutes, tout est permis.

La première de Mary’s Daughters s’était tenue en mai dans le cadre intimiste des des soirées Hors Circuits du Trois C-L. La semaine dernière, il occupait la grande scène du Kinneksbond. Catarina Barbosa explique qu’au cœur de cette exploration artistique, trois femmes se rassemblent pour donner vie à un récit qui transcende les frontières de l’individu pour célébrer l’unité et la puissance collective. Et ainsi, pour créer, elle s’entoure des danseuses Laura Lorenzi et Cheyenne Vallejo. Elle a rencontré première lors l’un des spectacles de Léa Tirabasso, elle est « une amie qui l’aide dans tout ». Et Cheyenne, elle l’avait trouvé fantastique dans l’une des productions de William Cardoso. Ensemble, petit à petit, elles ont façonné ce spectacle en parlant plus qu’en dansant, « on parlait de notre relation avec nos mères, de notre plaisir, des relations passées », se souvient la chorégraphe. Avec ce projet, créé dans un moment difficile de sa vie, la jeune chorégraphe comprend la signification du mot « sororité », et surtout qu’elle comprend la puissance que les femmes ont à être ensemble, en se soutenant.

C’est le premier spectacle que Catarina Barbosa développe seule en tant que chorégraphe. Née à Póvoa de Varzim, une ville côtière portugaise, elle y fait ses premiers pas en tant que danseuse avant de rejoindre Lisbonne en 2009 où elle se jette dans le grand bain en intégrant le Conservatoire national. Dans ce lieu où l’on façonne les corps pour les éduquer à danser, elle forge son destin de danseuse. Elle ira jusqu’à Genève pour parfaire son éducation artistique au Ballet Junior, la Compagnie de jeunes danseurs de la formation professionnelle de l’École de danse de Genève. Elle connait une expérience majeure en accompagnant le chorégraphe suisse Gilles Jobin sur sa création Quantum, puis, rejoint Luxembourg, et fonde AWA – As We Are avec Baptiste Hilbert, une compagnie abordant les thématiques de l’identité, du féminisme, et de la sur-connection avec les spectacles As you want, In mye yes, Shoot the Cameraman. Dans ses récents projets, Catarina Barbosa poursuit ses affections dramaturgiques et montre une danse sensuelle, où le corps féminin s’anime. Mary’s Daughters n’échappe pas à cette ligne.

Au cœur de la pièce, il y a Marie, figure religieuse, caractère féminin sacré par excellence, un symbole que la chorégraphe utilise pour instruire ses thématiques de travail et ancrer sa pièce dans un double univers : fantastique et spirituel. Mais Catarina Barbosa ne s’arrête pas là, elle étire son propos jusqu’à la « parthénogénèse », définit par le Larousse comme la « reproduction sans intervention d’un mâle dans une espèce, caractérisée par l’existence de deux sexes ». Elle imagine le mythe de Marie si elle n’avait eu que des filles. Le spectacle aborde une vision collective et universelle de la sororité et revêt une portée sociale dans cet universalité féminine. La religion tient une place à part entière chez Catarina Barbosa. Culturellement elle a baigné dedans pendant son enfance, puis durant ses études, où elle a poursuivi sa quête de spiritualité en intégrant trois années, l’église protestante évangélique. Dans sa première création, elle questionne cet héritage, se demande pourquoi on est mal à l’aise face à son corps, et à son plaisir. Elle se permet ainsi d’exorciser son passé traditionaliste et le fait imploser même.

Recommandé à un public, à partir de seize ans, Mary’s Daughter parle aussi de liberté des corps, celui des danseuses, tout particulièrement. La chorégraphe nous parle de son corps de danseuse, comme de son corps intime. Et le discours dramaturgique est si personnel qu’il déroute : Barbosa nous faisant entrer dans une pièce du charnel où l’on se sent presque voyeurs devant des « corps érotisés ». Une notion qu’elle admet dans la conception qu’en fait la poétesse et militante féministe Audre Lorde qui, dans Uses of the Erotic: The Erotic as Power (1978), explique l’érotisme comme « l’affirmation de la force vitale des femmes, de cette énergie créatrice que nous réaffirmons aujourd’hui dans notre langage, notre histoire, notre danse, notre amour, notre travail et notre vie ». Un « pouvoir érotique » donc, qui amène une dimension sans tabou à la pièce, donnant à voir des tableaux d’une grande beauté chorégraphique mais qui questionne par endroit quant à leur limite. Car parfois, l’intention s’arrête là, sans que le propos ne dépasse le corps, sans que la danse ne l’emporte sur la posture.

Pourtant, toutes et tous, sur et hors scène, sont en grâce. Catarina Barbosa, Lola Kervroëdan (en reprise) et Laura Lorenzi, sont parfaites dans cette courte pièce, plus proche de la performance que du spectacle formel. Sur une bande son superbe où se mêlent les compositions originales de Guillaume Jullien, bien connu de la scène luxembourgeoise, et plusieurs titres de Lesley Gore, icône des années soixante, on entre dans Mary’s Daughter comme dans une église en flamme. Le paradoxe tient ici au fait que le spectacle fait appel à des références bibliques patriarcales saccagées tendrement au rythme de danseuses habillées de bleu, couleur du pouvoir mâle. Dans le fond, tout est là, limpide, dans la forme le rite chorégraphique est telle une ancienne cérémonie païenne sous drogue de synthèse. La grande qualité du spectacle se situe ici, dans l’association des traditions séculaires et des cultures chorégraphiques alternatives permettant à l’équipe artistique de redéfinir les normes artistiques. Avec Mary’s Daughters, Catarina Barbosa offre une messe tribale et hypnotique où l’on ne prie pas le crucifie mais où l’on cherche à accepter les individus que nous sommes et deviendrons ensemble.

Godefroy Gordet
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