Viendra, viendra pas ? Rachida Dati, ministre de la Culture, daigne finalement poser ses Louboutin à Avignon, une bonne semaine après ses prédécesseurs Jack Lang et Françoise Nyssen, une dizaine de jours après Eric Thill, son confrère du Luxembourg. Craignant, non sans raison, maints bras d’honneur, elle délaisse la Cour du même nom pour aller visiter un Ehpad extramuros et opposer, avec force populisme, la culture des banlieues dont elle se dit originaire au soi-disant bling-bling de la Cour d’Honneur. Il est vrai qu’avec Tiago Rodriguez, directeur du festival depuis deux ans, la politique joue le rôle de jeune première sur les tréteaux de la cité des Papes. On se souvient de la nuit anti-Front national de l’an dernier qui a prouvé que la culture n’est pas forcément démunie face aux turpitudes politiciennes.
Premier acte politique en 2025 : imposer la langue arabe comme langue invitée. Langue vivante, langue clivante, langue meurtrie, langue des Palestiniens de Gaza, elle s’avère cependant peu audible, si ce n’est dans les annonces qui accompagnent les trompettes de Jean-Michel Jarre à chaque début de spectacle, mais aussi, soyons honnêtes, dans quelques lectures données par de grandes voix arabisantes. Le festival s’ouvre sur Nôt, chorégraphie de Marlene Monteiro Freitas, artiste complice de l’édition, censée rendre hommage au cycle des 1001 Nuits, mais se perdant et s’égarant dans un spectacle carnavalesque mêlant coprophagie et débauches excrémentielles, genre dans lequel le sulfureux Jan Fabre s’est montré autrement plus convaincant il y a quelques années.
Deuxième acte politique : Dans one’s own room inside Kaboul, la journaliste française Caroline Gillet et la performeuse féministe afghane (dont on nous interdit de citer le nom pour des raisons évidentes de sécurité) invitent le public, déchaussé, dans une chambre d’hôtel au Cloître Saint-Louis afin d’assister à la projection d’images de la vie actuelle en Afghanistan. Deux rangées se font face devant une table dressée à ras le sol où l’artiste a déposé fleurs fanées et assiettes, bols et plats vides comme la vie réservée aux femmes par les talibans. Le charme de ces admirables poteries ironiques et féminines réalisés par l’artiste tient lieu de nourriture et ce lieu résonne comme un défi à la banalité du mâle et à la connerie des talibans. C’est une chambre avec vue sur les toits et les rues de Kaboul, et nous sommes interpellés autant par ces images d’une insoutenable actualité que par le regard des convives en face, rivé sur le même documentaire. Bannie de la vie publique, la femme afghane se trouve exilée dans son foyer, autour de son âtre où elle offre à ses hôtes tout ce dont le mâlheur la prive. À la fin, ceux-ci restent sur leur faim, tout comme leur hôtesse.
Troisième acte politique : faire revivre, à quelques centaines de mètres du Palais de Justice, l’affaire Pelicot.
Le procès Pelicot : justice et justesse
Quatre mois de procès, quatre heures de spectacle, quarante fragments mis bout à bout par Milo Rau, le metteur en scène suisse qui convoque tout ce qu’il y a de beau linge sur place pour rendre hommage à celle qui aura fait « changer la honte de camp ». Marie-Christine Barrault, très digne grande dame, sonne les trois coups avec un hommage au Mont Ventoux, le géant de Provence dont le portrait, tel un surmoi impitoyable, veille sur la salle d’audience. Pétrarque, en faisant l’ascension du mont chauve, cite ces vers de Saint-Augustin « marchons loin de la débauche, des sales plaisirs et des impudicités » qui continuent à faire peur encore aujourd’hui, quelques 700 ans plus tard. Le marquis de Sade aussi, du haut de ses châteaux qui surplombent le Vaucluse, semble prendre un malin et malsain plaisir à suivre les crimes de Dominique Pelicot et de ses plus de quarante violeurs. Philippe Torreton donne corps avec effroi et émotion à ce bitoyable personnage, quand Ariane Ascaride donne voix à l’extraordinaire dignité de Gisèle, l’ex-épouse. En faisant le récit des insoutenables vidéos montrés lors du procès, la jeune Alison Dechamps fond en larmes non feintes quand, une heure plus tard, un plaidoyer de la défense vient faire écho aux travaux de Foucault qui s’insurge contre le « punitivisme ». Quand le théâtre recrée avec justesse la justice, on comprend que le tribunal est lui aussi une scène où se jouent catharsis et rédemption, reconnaissance et réparation.
Tiercé gagnant : Rau, Rodrigues et Marthaler
Triomphe bis pour Milo Rau et son spectacle itinérant La lettre, véritable « theatro povero » (un minimum de décors et de mise en scène) où deux jeunes comédiens prometteurs, Olga Mouak et Arne De Tremerie, parlent de leurs histoires qui les ont, nécessairement, orientés vers le théâtre, « un milieu si intense que les sentiments se confondent ». C’est un spectacle interactif, bien dans l’air du temps, où le public est invité à se montrer complice et où l’autodérision, l’humour et l’intelligence se fécondent mutuellement.
Le sommet, mis en scène par Christoph Marthaler, l’autre suisse, en est un de sommet de cette édition. Un solide gaillard de montagne, sorte de gentil organisateur, sorte de sherpa aussi (dans le double sens du terme, diplomatique et montagnard) s’affaire dans un chalet de haute montagne et accueille, un par un, cinq femmes et hommes qui arrivent par… un monte-charge, unique voie d’entrée et de sortie de ce refuge de haute-montagne où six personnages se mettent en quête d’entente. Car c’est à cela que servent les sommets : essayer de mettre d’accord des participants qui ne se comprennent pas. Dans cette véritable Tour de Babel, dans cette ode burlesque à une joyeuse incommunicabilité, les parties articulent ou plutôt désarticulent en bavarois, italien, schwyzerdütsch et français. Quelques chansons, onomatopées et autres bruitages arrivent parfois à les mettre d’accord. Tout cela est drôle, inventif et espiègle à souhait et fait penser à une réunion au sommet où Kafka, Buster Keaton et Jacques Tati se retrouveraient dans la cabane de la Ruée vers l’or de Charlot. À la fin, la ronde tragicomique finit par s’entendre et recouvre de quelques draps dérisoirement protecteurs le sommet de la montagne qui perce depuis le début le plancher de la hutte. Nous avons cru y déceler un glacier mis à nu par sa fonte, véritable éléphant dans la pièce, symbole du réchauffement climatique que le sommet échoue bien évidemment à juguler. « Heureusement qu’il y a Marthaler », avons-nous entendu à la sortie de La Fabrica.
Pour La distance, Tiago Rodrigues a convié Adama Diop, acteur sénégalais confirmé, et Alison Dechamps, comédienne française, révélation du festival, pour interpréter père et fille dans un monde pas si futur. Fuyant une terre devenue inhabitable, la fille s’enrôle dans une secte qui s’en va vivre sur Mars pour oublier le monde ancien et inventer une société nouvelle. On aura compris que la distance physique terre-mars ne fait que refléter la distance entre père et fille qui continuent à s’aimer malgré tout dans un face-à-face d’incompréhension et d’incommunicabilité. La relation fille-père est mise à nu avec une intensité et une sensibilité à faire pleurer tous les pères du monde… et des environs. Du superbe décor tournant de fin du monde, qui n’est pas sans faire penser au Godot de Beckett, se dégage une irrésistible atmosphère de saudade, cette mélancolie propre au pays d’origine du metteur en scène portugais.
Brel et Giono extra muros
Voici deux productions où la nature tient la vedette, où dieu himself signe les décors. Et pour un peu, ça s’arrête déjà là. Anne Teresa De Keersmaeker retrace dans les carrières de Boulbon la carrière du grand Jacques dans un spectacle simplement appelé BREL. L’enfant de Bruxelles, qui chantait « Ik ben van Luxembourg » pour ne pas passer pour un flamingant, gueulait ses chansons aux sentiments gros comme ça dont quelques vers s’étalent grand comme ça sur les parois rocheuses. La grande Anne Teresa invite dans son spectacle, qui devient alors leur spectacle, le jeune Solal Mariotte, solaire comme son nom, issu du breakdance. Teresa danse comme toujours, Solal virevolte, Solal se tortille, Solal tourne par terre, Solal vole dans le ciel, en un mot : Solal brelise comme Bruxelles bruxellisait dans les années Brel. Solal fait le spectacle, mais pour le reste, il faut bien admettre que les chansons sont connues, trop connues et le spectacle convenu, trop convenu. On souhaite du contrepoint, on a du pléonasme.
De l’univers tellurique, au monde végétal : dans Prélude de Pan, un « spectacle en déambulation », Clara Hédouin entraîne le public sur les hauteurs de Villeneuve-lès-Avignon dans une évocation de la nouvelle éponyme de Jean Giono, sorte de prélude initiatique à sa fameuse trilogie rurale. Deux acteurs et une actrice font dialoguer les mots de l’auteur avec les maux d’aujourd’hui, en entretenant l’espoir, sous un crépuscule bucolique, d’un monde paysan respectueux de son environnement. Un spectacle bien propre sur lui, candide, un peu naïf, mais nécessaire dans son optimisme utopiste, bien dans la veine de Giono.
Le Canard (plus sage que) Sauvage
En s’attaquant une énième fois au grand Ibsen, Thomas Ostermaier n’a pas trois pattes à ce canard pas si sauvage que ça. Comme tant de pièces du 19e siècle finissant, Le canard sauvage nous parle de mensonges et de cadavres dans le placard des familles bourgeoises. Un demi-frère, qui s’avère être un faux frère, se met en tête de révéler la Vérité (avec majuscule s’il vous plaît) à son ami d’enfance qui s’est construit un narratif, comme on dit aujourd’hui, lui permettant de vivre tant mal que bien sa vie avec sa femme et sa fille. Une scène tournante (encore !) montre l’envers de ce décor dans lequel évoluent les (très grands) acteurs de la Berliner Schaubühne. De Platon à Juncker, en passant par Machiavel, on sait que la vérité, toute la vérité, rien que la vérité est affaire d’intégristes et pas toujours bonne à dire, ni à entendre. En nous offrant du bon mais pas du grand théâtre, l’enfant terrible de la scène allemande nous fait passer un agréable moment, tout en nous laissant quelque peu sur notre faim. Le magret et son foie gras ont un petit goût de rillettes.
Le soulier de satin : le clou du festival clôt le festival
Pour paraphraser Mauriac à propos de l’Allemagne, j’avoue aimer tellement cette pièce de Claudel que je l’ai vue deux fois, la première ayant sombré, il est vrai, dès le premier acte fini, sous un orage aux allures de déluge biblique. La seconde, savourée, dégustée, goûtée dans son entièreté de huit heures, excusez du peu, se révèle être une performance dans le plein sens anglo-saxon du terme, spectacle à la fois sportif et physique, dramatique et musical, poétique et féérique, mystique et politique, classique et contemporain, en un mot : baroque. Cela se termine encore une fois sous un déluge, un déluge cette fois-ci de standing ovations et d’applaudissements réciproques, les spectateurs félicitant les acteurs et musiciennes, ces derniers remerciant le public. 38 ans après la production iconique d’Antoine Vitez, toutes et tous jubilent d’être entrés, une nouvelle fois, dans l’histoire du festival.
À la tête de sa troupe de la Comédie Française, le metteur en scène Eric Ruf intègre tous les ingrédients que lui offre la mythique Cour d’Honneur, faisant répondre la démesure du lieu à la démesure de la pièce : les acteurs investissent la scène et les gradins, et les lumières révèlent les comédiennes tout autant que les murs et fenêtres du Palais. Les voix des acteurs répondent au chant des instrumentistes, et le chœur du public (mais oui) fait écho aux tirades des actrices. Les monologues sonnent comme des airs d’opéra, et le duo presque final entre Don Rodrique (fabuleux Baptiste Chabauty) et sa fille adoptive Marie des Sept-Epées (bouleversante Suliane Brahim) est du théâtre avec une virtuosité comme on n’ose plus en exhiber. Marina Hands fait des prouesses dans une Dona Prouhèze aux mille visages et presque autant de costumes, signés par un Christian Lacroix dont la haute-couture habille avec une gourmandise pareille puissants et gueux. Haillons, habits d’apparat et autres armures brillent d’un éclat baroque sans jamais se départir d’une note d’ironie. Les anges portent des ailes et les conquistadors des capes et des épées. Dans Le Soulier de Satin, Paul Claudel a pris toutes les libertés avec les règles aristotéliciennes de l’unité de l’espace, du temps et de l’action. Ne comptez donc pas sur moi pour vous résumer l’intrigue, pardon les intrigues qui se déroulent à l’époque des grandes découvertes et s’étirent sur plusieurs décennies et autant de continents, de l’Espagne à l’Amérique du Sud où Claudel fut ambassadeur. À travers la grandeur et la déchéance de Don Rodrigue, la perfidie de Don Camille, la magnanimité du roi, l’amour et le sacrifice des femmes, rien de ce qui est humain n’est étranger à ce Soulier, pour le dire avec les vers de Térence.
Et le soulier de satin là-dedans ? me direz-vous. Eh bien, avant d’entreprendre « adultèrement » ses pérégrinations, Donna Prouhèze offre à la Vierge son soulier de satin pour entrer d’un pied boiteux dans le monde du péché. Superbe image que cet escarpin qui, accroché à un ballon de foire, prend de la hauteur, se met à flotter dans les airs au-dessus de la tête du public et refuse de se poser, sa maîtresse n’ayant absolument rien d’une Cendrillon. Une soirée mer-veilleuse, bercée par le mouvement des bateaux et le roulis des flots de l’océan, véritable leitmotiv de cette nuit et admirablement mimés par toute la troupe du Français.
Charlie-Hebdo : dix ans déjà
Quatrième et dernier acte politique (mais y a-t-il un théâtre qui ne soit pas politique ?), cette fois-ci dans le Off, au Théâtre de l’Oulle où Gérald Dumont, bien connu à la Kufa d’Esch, donnait lecture de la Lettre aux escrocs de l’islamophobie. Antonio Fischetti vient d’y montrer, quelques minutes plus tôt, son film Je ne veux plus y aller maman, hommage et clin d’œil à Elsa Cayat, la psy assassinée, comme tant de ses complices, par des terroristes islamistes. La colère et le rire font rempart au pire, et la soirée se poursuit avec une table ronde réunissant une partie de l’équipe du journal (Coline Renault, journaliste, Gérard Biard, directeur, Antonio Fischetti, journaliste, Juin, dessinateur) pour se terminer à quelques pas de là, tard dans la nuit, dans une joyeuse taverne. Nous croyons entendre alors Elsa, éclatant de son rire tonitruant, éclatante de vie et de santé.