« Elauter Promien », annonce-t-on au public : Jeff Boonen et Charel Weiler (CSV), Ben Polidori et Liz Braz (LSAP), Luc Emering (DP) et Djuna Bernard (Déi Gréng) ont fait le déplacement, ce dimanche matin, à Redange-sur-Attert, pour jouer dans D’Kroun an der Pensioun. Ils tiennent leur propre rôle. La ministre de l’Agriculture, Martine Hansen (CSV), arrive essoufflée sur la scène : « Sinn ech ze spéit ? Ech hunn nach dräi Bauerenhäff misste besichen ». Premiers rires. Le public vient de passer à côté de sa BMW ministérielle hybride, garée depuis un moment devant la « maison Worré ». La pièce de cabaret se joue derrière, en plein-air, dans le cadre du Kropemannsfest. Les 250 chaises sont prises d’assaut. Plus d’une centaine de spectateurs se tiennent debout. Il s’agit de voir et d’être vu. Dans le public, les deux libéraux nordistes Eric Thill et Fernand Etgen, tout comme le député CSV Jean-Paul Schaaf. Les notables politiques sont entourés par la Wäikinnigin, la Geenzekinnigin et la Bretzelkinnigin. Bienvenue dans la Real-politik électorale luxembourgeoise.
« D’Lat loung héich, wëll de Kropemanns-Theater ass eng Institutioun a gehéiert zum Kropemanns-Fest, wéi de Grand-Duc zum Lëtzebuerger Land », écrit l’auteur de la pièce, Frank Kuffer. Ce natif de Redange, ancien rédacteur en chef adjoint de RTL-Radio, travaille comme communicant pour la fraction CSV. Durant des années, Kuffer avait été le ghostwriter de « Hoppen Théid », un personnage fictif, dont les monologues, populistes à souhait, étaient diffusés sur RTL-Télé et dont le spectacle avait rempli la Rockhal en juin 2018. Mais ce dimanche, à Redange, le message se veut rassembleur : Il faudrait travailler « ensemble », ne cessent de répéter les acteurs-enfants, dans le rôle de porteurs de la vérité. « Mir hunn d’Gemeng ouni ‘ech’ an ‘si’ gefouert. Bei eis gouf et just mir. » Applaudissements polis.
D’autres passages misent sur un humour daté et des rires gras. Un échevin s’enquiert sur le « sexy Bikini » d’une conseillère. « Eng flott Schwämm fir eis, en Altersheim fir eis Bomi an eise Bopi, an de Papp schafft an der Industriezon », dit un des enfants, sans mentionner la mère. La pièce devient carrément cringe lorsque l’acteur jouant Pierre Dillenburg, « expert en société » attitré de RTL, arrive sur scène. Kuffer ressort les vieux clichés homophobes. « Dill-Derduerch » est joué comme une « folle » exaltée, et dotée d’un accent français. « Do proposéieren ech rosa Liichtercher ronderëm », dit-il à propos de la fontaine communale. Lorsqu’il monte sur la Vespa conduite par le « Bauer Charel », celui-ci le met en garde : « Hal dech un, mä pass op, wou s de deng Fangeren hi stéchs ». Et lorsque le dirigeant de la fanfare demande : « Ka soss kee blosen hei ? », voici qu’il lève la main : « Blosen ? Dach ech. Wou ? » Des passages qui, ce dimanche, font peu rire.
Pour le reste, Frank Kuffer s’efforce à un certain œcuménisme politique. Puisque des députés socialistes et écolos participent, il tente de leur offrir une répartie humoristique. La plupart de ces blagues tombent à plat. Djuna Bernard, dont c’est le deuxième passage consécutif au Kropemanns-Theater, récite ses lignes : « Nëmme gutt, dass d’Madamm Hansen d’Schoul net kritt huet. Wann déi do esou hyperaktiv wier, da géif de Chaos vum Claude Meisch elo zum Supergau ginn ». L’ADR se voit exclue de ce folklore affable et dépolitisant. Ben Polidori explique que les députés sont « tous copains » : « An der Chamber musse mer jo alt bësse streiden, mä um Comptoir schwätze mer all déi selwecht Sprooch ». « Bal all », ajoute Liz Braz. « De Weidig-Keup schwätzen net déi selwecht Sprooch. »
L’année dernière, le Pirate Sven Clement et la socialiste Taina Bofferding ont, eux aussi, joué dans le spectacle de cabaret. (Le premier habite Redange, la seconde y a passé une partie de sa scolarité.) Tout comme l’omniprésent Fernand Etgen, dont c’était la onzième participation. La pièce avait alors été écrite par la conseillère communale Monique Kuffer, la sœur de Frank. Sa pièce fustigeait les « fake news » et moquait « les politiciens » : « Si si wéi Dauwen : Wann se ënne sinn, friessen se de Leit aus der Hand a wann si bis uewe sinn, da kacken se op d’Vollek ».
Pour l’édition 2025, Frank Kuffer intègre la question des fusions communales, ce qui lui permet de donner des rôles aux maires de Diekirch et d’Ettelbruck, Charel Weiler (CSV) et Bob Steichen (LSAP). Échevin à Erpeldange, où le projet Nordstad bute actuellement sur l’opposition de résidents Nimby, Kuffer lance un clin d’œil à son bourgmestre qui ne pouvait en être ce dimanche : « Hien huet gëschter nach vu Mallorca gepost ». L’auteur en profite pour s’infiltrer dans sa pièce, avec cette réplique donnée à Charel Weiler : « Säi Schäffe läit jo permanent do… Oder e steet um Comptoir ». C’est alors qu’un des acteurs lance : « Scheiss auf Fritten ! Ich will Titten ! », le titre du Schlager que Frank Kuffer vient de sortir sous le nom de Jim Tonic. Il aurait toujours voulu enregistrer un « Ballermann-Song », dira-t-il plus tard au Land. La chanson n’aurait pas créé de polémique, s’étonne Kuffer, qu’on sent presque déçu. (Elle enregistre moins de mille écoutes sur Spotify.)
La trame principale de D’Kroun an der Pensioun ne débute que dans la seconde partie de la pièce. Le couple grand-ducal (incarné par deux acteurs amateurs) songe à s’installer à Redange pour y passer la retraite. Or, la Grande-Duchesse n’est pas convaincue. Ils passent donc en visite officielle. Plus que Henri, c’est Maria-Teresa, présentée comme snob et mondaine, qui fait les frais des blagues. Elle perçoit Redange comme un « Bauerenduerf » : « Gëtt et da wéinstens ee 4-Stären-Hotel hei, mat allem Luxe, mat Spa an esou ? ». Lorsqu’elle évoque le roi du Royaume-Uni, Charles « mat seng schrecklech Fra », un acteur lance au faux Grand-Duc : « Dann huet e jo eppes gemeinsam mat Iech, Monseigneur ». Quelques blagues visent le Grand-Duc héritier. Elles restent très gentilles : « De Jong ass 43 Joer al », dit sa mère. « Näischt ze fréi fir säin éischten CDI. »
Tout finit évidemment par s’arranger. Maria-Teresa se laisse convaincre : « Esou ellen ass dat guer net hei an der Réidener Gemeng ». Le bourgmestre tient un discours, jurant « fidélité à la Cour et à la monarchie ». Le ton est soudain très éloigné du cabaret politique. Il devient presque solennel. Les vivats se succèdent sur scène. Ils sont timidement repris par le public, auquel on a distribué des petits drapeaux. Avant que le spectacle ne se termine, Frank Kuffer monte sur scène pour entonner une version punk-rock de Un der Atert, les députés, la ministre et les maires derrière lui.
En 2010, Frank Kuffer s’était une première fois essayé comme acteur à la Revue, le grand show de cabaret. Il dit en avoir rédigé « la moitié » dès 2013. La même année, il abandonne le journalisme pour se lancer en politique. Le CSV lui offrait une place sur sa très convoitée liste du Nord. « J’étais naïf », dira Kuffer plus tard au Land. « Mon but était de finir sixième. Je me disais que le CSV allait de toute manière entrer au gouvernement. » Or, Kuffer se trouve relégué à la neuvième et dernière place, sans plan b. Le CSV finit par lui offrir un job en septembre 2014.
En 2010, un nouveau personnage, incarné par l’acteur Marc Schmit, fait son apparition sur RTL-Télé. Chemise à carreaux, casquette plate, pantoufles : Hoppen Théid. Il restera sur antenne jusqu’en 2019. RTL-Télé le présente comme « notre plus fidèle spectateur ». On pourrait penser à un Slim Shady de la classe moyenne luxembourgeoise, dont Théid verbalise les ressentiments et préjugés. Or, Marc Schmit ne démasque pas la démagogie de son alter ego, il la célèbre. Comme le notait le Tageblatt dans une longue analyse en 2018 : « Chez Hoppen Théid, il n’existe aucune distance par rapport au personnage inventé ». Et de citer une interview que Schmit venait de donner à des lycéens : « Ich stehe voll hinter dem, was ich sage, auch wenn Hoppen Théid es anders zum Ausdruck bringt als Marc Schmit, aber der Grundgedanke bleibt der gleiche. » Par le style et le contenu, Hoppen Théid imite la section de commentaires sur rtl.lu. Il râle contre les radars, fustige les écolos et maugrée « eis Politiker », le tout agrémenté de lourdes pseudo-blagues sur les femmes et les homosexuels. Son crédo : « Den Théid seet, wat d’Vollek denkt ».
Les nombreux fans de Hoppen Théid voyaient surtout Marc Schmit. Or, les monologues de ce personnage fictif étaient écrits par un duo : L’instituteur retraité, Guy Wagner (décédé en 2021, à ne pas confondre avec son homonyme, le socialiste eschois et directeur du Kulturissimo, mort en 2016), rejoint en 2011 par Frank Kuffer. Qu’un communicant du CSV ait co-écrit l’émission de cabaret hebdomadaire ne gênait pas RTL, dit ce dernier au Land. « De toute manière, ils n’avaient pas le choix. Hoppen Théid avait un énorme succès. Et si l’émission existait, c’est parce que je l’écrivais avec Guy Wagner. » Frank Kuffer ne regrette rien. Il se dit ainsi convaincu que les blagues sur « le Premier homosexuel » n’auraient pas posé de problème à Xavier Bettel. Même s’il admet ne jamais lui avoir posé la question. En règle générale, il aurait très peu de retours critiques : Au Luxembourg, les gens préféreraient parler dans le dos des autres. Frank Kuffer se voit comme un entertainer. Son rôle ne serait pas de faire réfléchir le public, mais de le distraire : « D’Leit sollen sech gutt amuséieren ».
Marc Schmit et Frank Kuffer se sont rencontrés à la Revue. Quasiment oubliée aujourd’hui, il s’agissait d’une institution, du grand spectacle mélangeant orchestration, chorégraphies et chansons avec des sketchs potaches et politiques. Dans les années 1970 à 1990, la salle du Grand Théâtre affichait complet pour une vingtaine de soirées. Une machine à sous pour le Lëtzebuerger Theater d’Eugène Heinen. Dans ses années les plus lucratives, la Revue drainait jusqu’à 18 000 spectateurs. Pour de nombreux Luxembourgeois, elle constituait la seule sortie culturelle de l’année.
Dans les années 1970 et 1980, on y sert au public une suite de sketchs racistes, homophobes et misogynes. La presse de l’époque préfère des adjectifs comme « derb » et « volkstümlich ». Ce n’est qu’en 1981 que paraît, dans le Tageblatt, la première critique vraiment critique, intitulée « Primitiv und ‘stinknormal’ ». Le journaliste Jacques Drescher y note : « Weil den Autoren offensichtlich nichts einfiel, sind die wenigen Pointen – denn gelacht werden muss ja – auch noch Konzessionen an das gesunde Volksempfinden. Was ist denn schon dabei? Hauptsache es wird gelacht – und wenn’s sein muss eben auf Kosten der ‘Neger’, der dummen Kommunisten und der abnormalen Homosexuellen. » Dans une scène, précise Drescher, les acteurs de la Revue chantaient ainsi : « Mir si normal, an dat ass haut net méi normal ».
Une année plus tard, Jacques Drescher revient à la charge. Dans l’édition 1982, les sketchs sont signés par un habitué de la Revue, Norbert Weber. Ce fonctionnaire au ministère de la Culture est la bête noire des milieux progressistes, qui le suspectent d’avoir été le « Luussert », c’est-à-dire le chroniqueur anonyme qui, depuis les colonnes du Wort, a lancé les attaques les plus violentes (voire haineuses) contre les ministres de la coalition sociale-libérale. (Le Dictionnaire des auteurs du Centre national de littérature note prudemment : « On ignore jusqu’à aujourd’hui s’il a utilisé le pseudonyme de Luussert ».) Dans sa critique, Jacques Drescher n’y va pas par quatre chemins : « Es ist ungeheurlich, was Norbert Weber dem Publikum an schleimigem, reaktionärem und faschistoidem Gedankenungut zumutet ». La Revue taperait sur les faibles et les vulnérables. Dans le Land, René Clesse en remet une couche : « Norbert Webers trübe Sketche » exprimeraient du « blinder Minoritätenhass », même s’ils étaient applaudis par le public dans la salle. Devant le Grand Théâtre, l’Assoss, l’Asti et le MLF distribuent des tracts.
Au même moment, une scène de jeunes cabarettistes progressistes est en train de se former. Elle inclut des enseignants de gauche comme Mars Klein, Guy Rewenig, Josiane Kartheiser, Jhemp Hoscheit ou Jemp Schuster. Rewenig se rappelle d’une jeune scène (autour de la Kulturfabrik dans son cas), qui, à ses débuts, se définissait surtout contre « le monopole de la troupe Heinen » et ses « wéischt Clichéën ». Jemp Schuster résume les classiques du répertoire de la Revue d’antan : « Roter et péter », se moquer des homosexuels et faire un sketch sur « le paysan stupide descendu de l’Ösling en ville pour aller chez les filles ». À l’opposé de son éthos à lui : « Cabaret soll picken, mee ëmmer vun ënnen no uewen. » Il évoque « un boom des cabarets » au début des années 1980. Une « Entente des troupes de cabaret » est créée en 1983 ; elle comptera jusqu’à trente membres, et décernera des prix annuels. Devenu écrivain et acteur professionnel en 1985, Schuster décrit un public « averti », capable de saisir les références. « Ceux qui venaient étaient souvent ceux avec qui on était d’accord ». Et d’admettre : « On était très souvent entre nous ».
Pour renouveler ses sketchs, la Revue finira par élargir son stock de ses scénaristes, tentant d’intégrer dans des structures sclérosées des auteurs de gauche comme Jay Schiltz, Josy Braun ou Jemp Schuster. La Revue finira par s’essouffler, puis par s’entredéchirer sur des questions de finances et de cachets. Une « nei Revue » verra brièvement le jour en 2018. Elle cessera ses activités au bout de deux éditions. Le cabaret progressiste connaît, lui, une éphémère renaissance au début des années 2000, avec la création de nouveaux ensembles comme Cabarenert et Makadammen. Dans le Kéisecker, la présidente du Mouvement écologique, Blanche Weber, avoue en 2005 sa « jalousie » par rapport à ces troupes jouant des mois durant devant des salles combles, alors que la société civile s’échine à transmettre ses analyses et messages. Mais la renaissance sera de courte durée.
La scène du cabaret est aujourd’hui relativement déserte, les ensembles n’ayant pas réussi à se renouveler et à se rajeunir. Ce déclin est lié à la fin du vieux Luxembourg, qui avait été l’objet de la critique : L’hégémonie du CSV, la prééminence de l’Église, l’autorité du Wort, le respect du trône. La césure politique de 2013 marque donc également une rupture pour le cabaret progressiste porté par la génération des baby-boomers. La cheville ouvrière de Cabarenert, Jay Schiltz, se voyait par exemple dans la situation délicate de critiquer un gouvernement, dont son épouse, Francine Closener (LSAP), faisait partie.
Contacté par le Land, l’acteur et metteur en scène trentenaire Jacques Schiltz parle d’un segment « négligé ». Il regrette que peu de ses collègues professionnels jouent encore des soirées de cabaret. Celles-ci auraient acquis une mauvaise réputation : « Cela a une connotation provinciale, un arrière-goût réactionnaire ». Schiltz se produit actuellement dans Kleng Ligen iwwer Onofhängegkeet, une soirée de cabaret qui déconstruit les grands événements du récit national. Il constate que les représentations (jouées dans les centres culturels régionaux) attirent un public spécifique : « Quand on met ‘cabaret’ sur l’affiche, cela se remplit étonnamment vite. » Schiltz pointe les nouvelles formes qu’a prises le cabaret politique : « Combien de gens tirent l’essentiel de leurs informations de Jan Böhmermann, Jon Stewart ou Stephen Colbert ? »
La satire politique, de droite comme de gauche, s’est en partie reportée sur l’espace digital et s’exprime sur des « Laber-Podcasts » (Eklär&Laach), les réseaux sociaux ou des chaînes Youtube (Hannert dem Mount). Mais c’est le collectif Richtung 22 (R22) qui a perfectionné le créneau de la guérilla satirique et des actions provos. Même si R22 n’a jamais revendiqué le terme, ses premières pièces se plaçaient bien dans la veine du cabaret politique. Basées sur des recherches extensives, elles ont démonté le Freeport (2014), le nation branding (2015), le space mining (2016), l’histoire coloniale (2021) ou, en 2024, la concession de RTL. (Le collectif assure une fois par mois les pages « Hannerland » du Land.) Pour le « Trounwiessel », R22 posera une piste audio « alternative » sur le livestream officiel, un projet baptisé Free Willy V. Guy Rewenig pense reconnaître l’état d’esprit qui présidait à ses propres débuts. L’auteur vétéran ne tarit pas d’éloges : « Ils ne se laissent pas acheter. Je trouve cela impressionnant. Ça fait chaud au cœur. »