Tranches de Vie. Portraits de villageois – à la lecture de pareil intitulé, on pourrait croire qu’on va ressentir des bouffées de nostalgie liées à une immersion idyllique dans les campagnes luxembourgeoises. Il n’en est rien car le passé décrit par Jean Portante et Pit Wagner est celui de l’occupation allemande après 1940 et de l’annexion du Grand-Duché au Troisième Reich. Ce n’est donc pas le mot « nostalgie » qu’il convient d’employer ici. Le lecteur effectue un saut dans le passé bien sûr, mais cette plongée est empreinte de douleur ; elle nous transporte dans les souvenirs d’épisodes réellement vécus en une période terriblement troublée.
Un des témoignages particulièrement touchant est livré dans le récit donné par un certain Norbert Funck. L’homme va raconter ses mémoires d’adolescent, en particulier le souvenir de son entrée dans le village de Holzem un jour de mai 1940, alors que les nazis venaient d’envahir les trois pays du futur Benelux. Tout l’art du témoignage de Norbert consistera à montrer que si Holzem n’a pas forcément souffert physiquement des bombardements et des dégradations, ses habitants ont été marqués par la souffrance à la vue du triste spectacle s’offrant à eux. Il narre ainsi les parades dans les rues de la section locale nazie du NSDAP de Mamer, les habitants évitant alors de sortir afin d’éviter de devoir crier « Heil Hitler ». Le livre nous fait entrer dans la psychologie des habitants et nous fait prendre conscience de la douleur ressentie par les Luxembourgeois de l’époque, de l’attitude prudente qu’ils devaient adopter, de la nécessité de ne pas fanfaronner, de se tenir calme, de ne pas critiquer…. Bref, l’ouvrage nous montre un combat psychologique situé entre la révolte, la difficulté à l’exprimer et une autre bataille, celle pour la préservation de la vie : la sienne, celle de ses voisines et voisins, des membres de sa famille. D’autres témoignages apporteront d’autres considérations ; aux lecteurs à les découvrir et à les apprécier.
Si Jean Portante a signé l’écriture et Pit Wagner les illustrations, le matériau qui leur a servi de base est constitué de plusieurs interviews réalisées essentiellement en 2017 et en 2018 par la pédagogue artistique Natalia Sanchez et le musicien Lex Gillen. Plusieurs personnes ont donc été interrogées ; elles ont vécu des événements circonscrits à une période précise sur le territoire de la vallée des sept châteaux. Le livre est publié dans le cadre du programme européen « Leader Lëtzebuerg West » (institution avec laquelle Nathalie Sanchez a déjà coopéré pour différents projets culturels). Il s’est intéressé à la vie quotidienne des habitants des villages de l’ouest du Grand-Duché, à la vie familiale, aux problèmes quotidiens liés à la pauvreté, à la fréquentation de l’école, à l’éducation durant la période du second conflit mondial. Les auteurs préviennent d’ailleurs dès les toutes premières pages : « Ces histoires de vie, elles parlent du passé de simples villageoises et villageois qui n’a pas été toujours facile. L’idée de départ est toute simple : tendre, avant que ce ne soit trop tard, le micro à des hommes et des femmes de plusieurs communes situées entre Mersch et Steinfort, pour la plupart, un peu avant que n’éclate la Seconde Guerre mondiale, et les faire parler. De leur enfance et d’autres choses de la vie. »
Jean Portante pose les jalons de la lecture en affirmant qu’il a écrit des « histoires qui ne figurent pas dans les livres d’Histoire ». Tout est dit. On sait qu’on va remuer les tréfonds de la grande Histoire à travers des petits épisodes vécus par des personnes humbles que cette Histoire avec un grand « H » a pu toucher en plein cœur et chez qui elle a laissé d’ineffaçables séquelles.
On ne peut qu’inviter les amateurs de lecture à se procurer cet ouvrage qui les fera plonger dans un passé devenu presque inconcevable de nos jours, habitués que nous sommes à une certaine idée du confort. Un passé que l’on peut éventuellement appréhender si l’on suit l’actualité en Ukraine ou au Proche-Orient, mais qu’on ne peut pas vivre soi-même. Que toutes les personnes ayant été interviewées soient ici félicitées pour leurs propos tant sensibles que courageux, que Jean Portante et Pit Wagner le soient aussi pour avoir réussi à rendre à travers leurs plumes et pinceaux ce passé pas si lointain qui pourrait un jour faire son retour…