Il est sans doute plus facile de fêter l’identité nationale à travers des statues, des drapeaux, des rodomontades sur la gloire nationale que de s’occuper patiemment et efficacement de la mémoire d’une collectivité, d’en préserver les éléments indispensables pour servir son administration et écrire son histoire, de disposer d’un lieu central où est installée cette mémoire dans toutes ses dimensions, anciennes et modernes et où elle est rigoureusement protégée contre toutes les vicissitudes et les faiblesses humaines.
Les archives d’un pays sont la matière première indispensable de sa mémoire. Nos Archives nationales en sont la pièce maîtresse, car elles conservent un riche patrimoine historique, les fonds des ministères et administrations publiques, des notaires et des tribunaux ainsi que de nombreux fonds privés dans 50 kilomètres de rayons éparpillés dans trois dépôts différents aux conditions techniques peu satisfaisantes. En outre, depuis quelques années, le défi des archives électroniques constitue une nouvelle dimension du travail archivistique qu’a décrite fort judicieusement la directrice des ANL Josée Kirps dans un récent article de Forum ( n°298, juillet 2010).
Le site Internet des ANL raconte l’histoire tristement édifiante de ce service tout au long du 19e siècle. Elle révèle que nos gouvernants ont été longs à en comprendre la portée. C’est symptomatique pour un nouvel État qui hésitait à s’inscrire dans la longue durée.
Ma propre mémoire remonte à une visite aux archives au milieu des années soixante, alors qu’elles étaient logées dans un coin au rez-de-chaussée du bâtiment des Terres Rouges. Seul le dévouement inlassable du conservateur Tony May fit qu’elles ne sombraient pas complètement.
En 1968, la fin du service militaire obligatoire avait libéré l’ancienne caserne des volontaires au plateau du Saint-Esprit, qui est devenue le siège des ANL. C’était l’époque où les bâtisseurs nationaux pensaient qu’on pouvait réaménager les vieux murs pour abriter des services modernes. Même au prix de mille bricolages, ces respectables bâtiments sont aujourd’hui définitivement obsolètes.
Le parallèle de la situation des ANL avec celle de la BNL est flagrant. Comme la BNL dans l’ancien Athénée, les ANL ont été installées dans un bâtiment ancien qui n’était pas destiné à devenir un dépôt d’archives. Puisque le bâtiment était trop petit dès le départ, il fallait se disperser dans des annexes sans prix.
L’essentiel pour les Archives, c’est de bien conserver les dépôts et collections. Déjà, ceux-ci se ressentent du laisser-aller des siècles passés. À feuilleter certains dossiers, le chercheur s’aperçoit des lacunes et des dégâts. Des pièces importantes manquent, par négligence, par un manque de rigueur des déposants ou pour des raisons politiques. Il arrive que des pans entiers de la réalité d’autrefois manquent. La rigueur archivistique n’était jamais le fort de notre État et de notre classe politique. Ainsi, qui sait comment sont organisées les transitions dans les ministères du point de vue des archives produites pendant une législature ? Par ailleurs, rares sont les partis politiques qui se préoccupent de leur passé et disposent d’archives ordonnées et inventoriées. Cela aussi révèle ce qu’est un État, ce que sont ses acteurs!
En 1988, les Archives étaient érigées en institut culturel, vocation affirmée et précisée par la loi du 25 juin 2004. Au fil des années, elles voient arriver des dépôts publics et privés de plus en plus importants. Ainsi par exemple l’Arbed qui livre cinq kilomètres d’archives!
Les historiens, des acteurs sociaux, culturels et économiques, des étudiants de tout âge et des chercheurs, essayant de comprendre ce que nous sommes, imposent la nécessité de conserver la mémoire de notre collectivité.
Pourtant, la loi ne permet aux ANL que de « conseiller » les administrations de l’État et des communes en matière d’archives alors qu’il faudrait des règles claires, à suivre strictement par chacun.
Le flou sur le rôle central des ANL face à l’État et aux institutions publiques se répercute sur les conditions de la conservation qui ne sont pas toujours à la hauteur des exigences d‘une culture archivistique moderne, faute d’un bâtiment aux conditions techniques indispensables à la bonne conservation.
Ainsi, en 2002, la commission chargée d’étudier les spoliations des Juifs du Luxembourg durant la deuxième guerre mondiale dut constater le délabrement avancé du fonds des Dommages de guerre. Ce fonds ne date pourtant pour la majeure partie que des années 1945 à 1950 du siècle précédent. Non seulement le délabrement retardait le travail des historiens de plusieurs années, mais les documents devaient être d’abord nettoyés et rendus lisibles à grands frais.
Actuellement, des fonds importants sont stockés et trimbalés dans les antres du parking de la Cité judiciaire dans des conditions qui ne sont pas faites pour conserver sur le long terme des documents d’une valeur inestimable. En outre, l’éparpillement et l’état technique des dépôts ne facilitent ni la conservation ni le service des Archives.
Dans l’enthousiasme des aménageurs au début du nouveau millénaire et pour meubler le site de Belval, il y eut en 2000 un beau projet de l’architecte Paul Bretz pour les ANL qui était destiné à servir pour les 30 ans à venir. Soit dit entre parenthèses : je ne me rappelle pas qu’il y eut alors une réflexion approfondie pourquoi déplacer les ANL à Belval, alors que cette institution sert les administrations de l’État, toutes situées dans la capitale, et que l’éloignement engendre des transports fastidieux et coûteux.
Le projet fut la victime de la crise de 2004 et d’autres priorités plus prestigieuses comme la Philharmonie. Un programme moins ambitieux fut coulé dans un nouveau projet architectural du Fonds Belval. Les ANL devaient recevoir 90 à 100 kilomètres de rayons de stockage indispensables pour les 15 années à venir.
Si l’on pense au temps que nous mettons à construire un bâtiment public (huit ans en moyenne), c’était déjà un horizon relativement étriqué. Ce dernier projet succomba à la crise de 2009 et aux mesures d’économie subséquentes. Depuis lors, l’avenir des ANL est bouché.
Or, la vague de fonds des archives à conserver risque de submerger les ANL à mesure que l’État luxembourgeois se développe et devient de plus en plus complexe. Un exemple parmi tant d’autres : la nouvelle loi modifiant la loi communale et la loi électorale qui vient d’être adoptée par la Chambre entend envoyer aux ANL tous les bulletins de vote des élections communales d’octobre 2011 et des élections à venir. Il ne faudra pas seulement les déposer dans un coin, mais les classer et les protéger de la saleté pour qu’ils puissent servir en cas de besoin.
Pourquoi répéter ces lapalissades à un moment où le Gouvernement a sans doute de bonnes raisons pour rééchelonner ses investissements ? Mais parce que les ANL n’ont pas de lobby, comme d’ailleurs la BNL. Ce sont des instituts culturels qui n’ameutent pas les foules, mais qui sont indispensables comme fondements d’une société moderne, ouverte sur l’avenir comme sur son passé. La façon dont une société traite de tels instituts fondateurs révèle sa capacité à se construire elle-même. C’est pour cela qu’il faut remettre les ANL sur l’agenda politique.