L’Europe est un gâteau, que l’une ou l’autre commissaire européenne, quelques députés et fonctionnaires européens découpent chaque année le 9 mai, « journée de l’Europe » sous les sons de la Neuvième symphonie de Beethoven, avec lâcher de ballons place d’Armes. À en croire la programmation de l’Institut Pierre Werner, l’Europe est en effet « gourmande », on y parle cuisine moléculaire ou cuisines locales – à côté de conférences plus académiques sur l’anniversaire de la chute du mur de Berlin ou les conséquences de la crise économique sur l’euro. L’association sans but lucratif créée en 2003 définit, dans ses statuts modifiés en 2006, comme premier de ses objectfis, qu’elle veut « créer une dynamique dans la réflexion, les échanges intellectuels et la recherche entre les pays européens dans la tradition de l’esprit de Colpach et encourageant notamment l’épanouissement de la citoyenneté européenne ».
Que la députée libérale Anne Brasseur interpelle la ministre de la Culture Octavie Modert (CSV) dans une question parlementaire du 18 janvier sur « des problèmes de gestion » au sein de l’IPW et ajoute, dans la presse qu’elle vise surtout la programmation, estimant que « même avec un budget diminué, on pourrait faire preuve de plus de rigueur » (Wort du 20 janvier) étonne d’autant plus que l’institut fut inauguré en 2003 par la ministre libérale des Affaires étrangères Lydie Polfer et que Colette Flesch est une des six membres du conseil scientifique de l’asbl, qui doit notamment avaliser et accompagner sa programmation. Si beaucoup des reproches formulés notamment par les ambassadeurs français et allemand, mais aussi, plus discrètement, par le conseil d’administration présidé par Guy Dockendorf, concernent la gestion, surtout financière, de l’institut, ainsi que l’attitude pas toujours diplomatique de son directeur Mario Hirsch, ce dernier n’y voit que du feu, soupçonne ses détracteurs de jalousies, tout en soulignant le nombre de manifestations (une cinquantaine), qui lui donnerait raison.
Et Mario Hirsch invoque le risque que constituerait une baisse des subsides paritaires des trois pays membres – qui sont actuellement de 75 000 euros pour la France et l’Allemagne, le Luxembourg ayant augmenté sa participation de 20 000 euros par an dernièrement, à 185 100 euros pour 2011 et mettant à disposition les locaux à l’Abbaye de Neumünster au Grund – sur justement la richesse de la programmation. L’IPW emploie quatre personnes, dont un directeur et deux directrices adjointes, une par pays. Dans sa réponse à la question parlementaire d’Anne Brasseur, Octavie Modert a rassuré cette semaine que les trois pays « continueront à soutenir ensemble ce projet symbolique pour nos trois pays et emblématique pour l’idée européenne », mais promet que le conseil d’administration de l’IPW était décidé à « prendre les choses en main » – ce qui semble indiquer un changement de direction.
Or, il est vrai qu’on a du mal à définir le profil de l’IPW, dont les activités vont de la slam poetry en passant par le théâtre et la danse jusqu’à un colloque sur le défi d’Internet pour la presse ou une conférence sur l’énergie nucléaire. Si de nombreux acteurs associatifs sont souvent contents d’y trouver un appui financier pour leurs projets, le problème de cet institut trinational, créé par une fusion du Centre culturel français, du Goethe Institut allemand et de l’État luxembourgeois pour symboliser « l’amitié des peuples », est avant tout l’absence de positionnement clair et reconnaissable. Car l’offre en conférences et débats est désormais surabondante, on peut quasiment assister chaque soir à un événement, privé ou public, ayant de près ou de loin l’Europe comme sujet.
Une grande partie de ces instituts de débats et de commémoration, à ambitions vaguement scientifiques, sont d’ailleurs étatiques ou para-étatiques, en tout cas financés par des subventions publiques plus ou moins confortables. Ils ont en commun d’être le fruit d’une volonté politique d’un chef de gouvernement, d’être fortement liés à la personnalité de leurs directeurs (on dit « l’institut de Clesse / de Trausch / de Hirsch »), d’être installés dans des demeures fastueuses (le château de Sanem, une maison du XIXe siècle,...) et de souvent commencer par être sous la tutelle du ministère d’État, avant d’être attachés à celui de la Culture ou celui de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Certains vivotent avec peu de moyens, d’autres ont vu leurs moyens décuplés.
La première vague remonte au gouvernement CSV/LSAP présidé par Jacques Santer, qui, lors des discussions sur l’intégration européenne, entourant notamment le traité de Maastricht de 1992, a lancé le Centre d’études et de recherches européennes Robert Schuman (Cere) en 1990, installé depuis lors dans la maison natale de ce dernier à Clausen. Une de ses missions est, à côté d’honorer la mémoire de celui qui lui donne son nom, de « promouvoir les connaissances sur l’histoire de l’unification européenne et encourager les recherches à ce sujet ».
Fortement marqué par son premier directeur, l’historien Gilbert Trausch, qui fixa ses priorités de recherche de manière très pragmatique, tournant souvent autour des « grands hommes » (et femmes) de l’histoire nationale et du thème de la souveraineté des petits États et de l’intégration européenne, le Cere s’est réorienté après le départ à la retraite de Gilbert Trausch vers une valorisation scientifique de l’histoire de la sidérurgie, notamment luxembourgeoise. En effet, son successeur, l’historien Charles Barthel s’est spécialisé sur la question, ayant notamment eu comme mission d’exploiter les archives de l’ancienne Arbed. Pour le projet Terres rouges – histoire de la sidérurgie luxembourgeoise aux XIXe et XXe siècles, le Cere complète le fonds d’archives par des entretiens avec des dirigeants et ouvriers en sidérurgie et publie des textes de fond dans la collection de livrets sous le titre Terres rouges. Le centre emploie sept personnes, vivote avec un petit budget de 55 000 euros pour « dépenses diverses » attribuées par le ministère d’État et attend la rénovation d’une deuxième maison, voisine de la sienne, pour pouvoir stocker ses archives, foret notamment de 15 000 biographies.
Ce Centre Robert Schuman fut également la première structure administrative abritant le projet de l’European Navigator (Ena), initié par sa directrice Marianne Backes dès le début des années 1990, une base de données regroupant les principaux textes sur le processus européen, destinée d’abord à une publication sur CDRom, puis devenue un site Internet à l’ergonomie douteuse (et qui compile surtout des documents qui sont aussi disponibles ailleurs). D’abord financé par le ministère d’État et la Commission européenne, pour une durée de trois ans (1997-2000), le projet Ena se voit même transformé, par une loi de juillet 2002, en établissement public appelé Centre virtuel de la connaissance sur l’Europe (CVCE). La même année, la Cour des comptes publie un rapport dévastateur sur l’utilisation inefficace des moyens financiers conséquents dépensés pour la seule création d’une base de données informatique. Ainsi, elle y estime que le résultat ne correspond nullement ni aux attentes de la convention-cadre que l’Ena avait signée avec ses partenaires financiers en 1998, ni aux 6,2 millions d’euros (dont 4,7 de la part du seul État luxembourgeois) investis entre 1996 et 2002 dans le projet (voir aussi d’Land du 2 mai 2008).
Or, cette alarme de la Cour des comptes n’a rien changé pour le CVCE, qui a attendu que la caravane passe. Même si le conseil d’administration présidé par Lucien Emringer (DP), ancien directeur de l’Office des publications européennes et comptant des fonctionnaires des différents ministères dans ses rangs, est désormais flanqué d’un comité d’experts. Les frais n’ont cessé d’augmenter, pour atteindre 3,8 millions d’euros pour cette année ; 37 personnes, essentiellement des informaticiens, des juristes et des chercheurs, sont désormais engagés auprès du CVCE. Un de ses projets de recherche du moment s’intitule Pierre Werner et l’Europe et a été lancé en 2010, en collaboration avec la Fondation Pierre Werner, de droit privé mais d’utilité publique, fondée en 1993 et ayant pour objet de « promouvoir et pérenniser l’œuvre de l’homme d’État luxembourgeois Pierre Werner » (mort en 2002, ndlr.). Hier soir devait avoir lieu, dans le contexte de ce projet, une conférence du Premier ministre Jean-Claude Juncker intitulée Du plan Werner à l’euro : 40 ans de succès et de crises.
Un troisième institut qui veut discuter de la chose européenne remonte au début des années 1990 et à l’initiative du ministère d’État : l’Institut d’études européennes ou internationales, IEEI, une asbl due aux « relations spéciales de l’université de Harvard et l’ancien Premier ministre Jacques Santer » selon son site Internet, s’était alors spécialisé dans la promotion d’échanges d’étudiants luxembourgeois et Harvard, qui jouissaient d’une grande popularité. Mais peu à peu, son directeur Armand Clesse et son conseil d’administration présidé par François Colling (CSV), ancien membre luxembourgeois de la Cour des comptes européennes, et constitué des usual suspects du monde de l’économie et de la diplomatie (dont, notamment, le ministre du Travail Nicolas Schmit, LSAP), ont réorienté sa politique vers la recherche, les conférences et les interventions internationales sur le place du Luxembourg en Europe (toujours selon son site Internet).
Employant cinq personnes, l’IEEI, qui a son siège rue Philippe II, reçoit la coquette somme de 440 000 euros par an, cachés dans le poste de budget « Subventions dans l’intérêt de la réalisation d’études et de recherches dans le domaine de la coopération européenne et internationale ». Armand Clesse a toutefois toujours eu un faible pour les relations avec la Russie et s’est, avec le temps, notamment après les guerres des Balkans, positionné de plus en plus à gauche, voire à l’extrême gauche, ce qui se reflète notamment dans le choix des conférenciers. Détail intéressant : le directeur de l’IPW, Mario Hirsch, est également le trésorier de l’asbl IEEI.
Le plus étonnant, c’est que tous ces instituts, se situant entre ambitions scientifiques et folklore, semblent incontestés dans la lecture officielle – même en temps de crise, lorsque le gouvernement fait participer les citoyens avec une contribution de crise, les frontaliers en supprimant les allocations familiales pour les enfants de plus de 18 ans (sans contre-partie) et même les étudiants étrangers en les faisant désormais cotiser eux-mêmes aux assurances sociales. Certes, cette faune d’instituts et d’associations s’est constituée sur vingt ans et par le hasard des opportunités. Et lorsque les décideurs politiques sortent l’argument absolu que « l’Europe est le meilleur rempart contre la guerre », personne n’ose plus broncher.
Or, sans contester le bien-fondé d’une documentation fiable et complète, accessible partout en Europe, ou d’une recherche académique et de débats sur l’Europe d’aujourd’hui, on est en droit de se demander s’il ne serait pas plus rationnel de réagencer ces organes autour de, par exemple, l’Université du Luxembourg, qui, avec sa dotation de onze millions d’euros et son fonctionnement autrement plus professionnel, travaille déjà sur le sujet, comme le fait le programme gouvernance européenne.