Ils n’en reviennent toujours pas eux-mêmes. Lorsque Serge Tonnar de Maskénada et Bernard Baumgarten du 3CL traversent le chantier, en grosse veste et chaussures appropriées – il pleut au moins autant à l’intérieur qu’à l’extérieur et la température n’est guère plus élevée – ils restent un peu incrédules quand même. « Et quand est-ce que ce sera terminé, croyez-vous ? » demande l’un d’eux à Alain Linster, l’architecte du bureau m3 qui réalise le projet pour le compte de l’Administration des bâtiments publics et suit le dossier depuis le début des années 1990. « Bientôt, » assure ce dernier, avant d’énoncer les prochaines étapes du chantier. « Ce sera une rénovation minimaliste, explique l’architecte. On va garder l’aspect brut du bâtiment. » Si tout va bien, le CPCA, « Centre de production et de création artistique » va pouvoir commencer à fonctionner à la mi-avril.
L’histoire du projet est aussi longue et mouvementée que le début du chantier, en automne dernier, fut inattendu : l’ancienne « Banannefabrik » (« manufacture de bananes ») comme les gens du quartier appelaient ce dépôt de fruits et légumes au 12, rue du puits à Bonnevoie durant son exploitation qui commença à la fin des années 1950, une fois abandonnée par l’exploitant, fut occupée par Rick van den Kerchove, artiste, décorateur et bricoleur, à la fin des années 1980, début des années 1990. Il y fabriqua ses décors et ses œuvres d’art et y organisa des événements culturels, défilés et spectacles de danse. Lorsqu’il introduisit une demande d’aide pour en faire un « centre culturel et créatif » auprès du ministère de la Culture, on lui recommanda de trouver des partenaires. Ce qu’il fit en lançant une association sans but lucratif, États d’urgence, dont les autres membres fondateurs étaient le Théâtre du Centaure (sa directrice, Marja-Leena Junker est toujours présidente de l’asbl aujourd’hui), le Théâtre danse et mouvement (aujourd’hui 3CL), le Théâtre national de Luxembourg, l’association Spektakel de Jemp Schuster, Promotion 4, une association de Mike Koedinger, et Hélène van de Kerchove, professeure de danse, en nom personnel. Dans ses statuts, déposés en 1996, l’asbl considère déjà que « le manque de lieux propices au travail de création et à la représentation de spectacles se fait sentir chez les artistes au Luxembourg » et se donne comme but « la création, l’animation et l’exploitation d’un centre de production artistique ».
Dès 1996, Alain Linster travaille sur le projet, d’abord avec Jean Flammang, puis avec son nouveau bureau m3. Et à plusieurs reprises, selon les gouvernements successifs et leurs ministres de la Culture et/ou des Travaux publics en place, le projet soit se trouvait sur la liste des priorités du plan pluriannuel d’investissement, comme en 1998 encore, soit en disparaissait à nouveau, comme en 2005. Selon les messages émanant des ministères responsables, l’association fit avancer les choses, avec une enquête commodo-incommodo lancée en 2003 déjà, ou attendait des réunions avec les ministres Erna Hennicot-Schoepges, puis François Biltgen et/ou Claude Wiseler, sans même recevoir de réponse. Entre-temps, certains acteurs de l’association la quittèrent, comme Jemp Schuster, d’autres la rejoignirent, comme Maskénada ; le Théâtre national a pu ouvrir deux lieux route de Longwy et avenue du X septembre, la pression était un peu tombée.
« Des lieux de spectacle, il y en a à foison au Luxembourg désormais, » constate Serge Tonnar, secrétaire de l’association, citant les théâtres, les salles de concert et les nombreux centres culturels régionaux qui ont ouvert en dix ans. « Mais ce qui nous manque, ce sont des lieux de production, des lieux pour ceux qui travaillent dans et pour la culture. » Il sait de quoi il parle, car Maskénada est nomade depuis sa création il y a seize ans – avec toutes les difficultés que cela implique : pas de bureaux, et surtout : pas d’endroit où on puisse répéter comme il faut. 3CL, producteur de spectacles de danse, loue actuellement une salle rue de Strasbourg, ou ont lieu ses cours et répétitions, mais le chorégraphe et directeur artistique du 3CL Bernard Baumgarten estime que la proximité avec d’autres associations permettra une plus grande interactivité, des coproductions et sans conteste une certaine émulation entre elles.
Il connaît bien les lieux, puisque le Dance Palace que 3CL y animait durant l’année culturelle 2007 y a accueilli quelque 2 500 spectateurs pour les répétitions publiques et les spectacles, « mais je me souviens que même en été, il faisait froid, nous devions avoir recours à des chauffages d’appoint. » Avant 2007, le public a pu admirer les lieux lors de la biennale itinérante d’art contemporain Manifesta 2 en 1998, où le bâtiment accueillit une piscine conçue par Bjarne Melgaard, un bar à oranges imaginé par Apolonja Sustersic, une installation sonore par Franz Pomassl ou encore une grande fresque murale réalisée sur place par Michel Majerus. Entre ces deux grands événements, pour lesquels le bâtiment fut à chaque fois juste sécurisé et les trous dans le toits provisoirement fermés, il fut tour à tour lieu de tournage de films, de répétitions de spectacles de théâtre ou de danse, de production d’œuvres d’art de grand format et parfois même squatt. « Mais durant toutes ces années, nous n’avons jamais arrêté de lutter pour notre projet, » se souvient Serge Tonnar.
Les trois hommes avec lesquels nous faisons la visite des lieux ne savent toujours pas par quel miracle cela a finalement pu se faire. La pression de la ministre de la Culture, Octavie Modert (CSV), qui insiste sur l’importance de lieux de création et a visité le chantier avec son nouvel administrateur du ministère, Bob Krieps, il y a trois semaines, n’y est probablement pas étrangère. Le montant extrêmement modeste du budget – 1,46 million d’euros en tout –, qui permet aussi de ne pas devoir passer par une loi spéciale, a certainement joué aussi.
À partir de ce printemps, le CPCA deviendra donc un lieu de création de spectacles. Par rapport aux premières ébauches du projet, il sera beaucoup plus brut – et un peu plus petit, le sous-sol devant être condamné, son aménagement aurait été trop cher vu l’infiltration massive d’eaux. Sa restauration douce sera éphémère, car le PAP du secteur implique à moyen terme un reclassement des terrains – l’autorisation ne porte que sur des « travaux d’entretien » pour deux fois cinq ans. Les travaux concernent donc prioritairement la sécurisation, l’isolation, la réfection urgente de la toiture, les sanitaires, le chauffage, le remplacement des fenêtres et des grandes portes vitrées, l’aménagement des bureaux, de loges et de cuisines. Et surtout l’installation de trois boxes en carton plâtre, pour trois espaces de répétition qui peuvent même être utilisés en parallèle. Les anciens bureaux au premier étage seront simplement réaménagés et mis à niveau pour accueillir les administrations des maisons qui n’en ont pas encore : le Théâtre du Centaure, le Casemates, 3CL (qui devra probablement quitter ses locaux de la rue de Strasbourg), Maskénada et la Theater-federatioun.
Si les lieux seront essentiellement dédiés à la répétition, le public pourra néanmoins y avoir accès en visitant la bibliothèque spécialisée en danse contemporaine que 3CL compte y installer, pour ses stages et workshops ou pour assister à de petits spectacles occasionnels – la grande salle pourra accueillir 99 personnes selon les autorisations. « Une fois que la maison fonctionnera, elle pourra être utilisée à chaque fois que les artistes en auront le besoin – car aujourd’hui, dans les ‘centres culturels’ non-professionnels, on est encore trop souvent dépendant du bon vouloir du portier pour travailler, » estime Bernard Baumgarten, qui se met déjà à rêver d’un véritable « quartier culturel » vivant et interactif dans le quartier, entre le Casemates, le 3CL et les Rotondes restaurées. D’ici avril ou mai, États d’urgence devra aussi se doter d’un mode opératoire pour la gestion des surfaces. À vrai dire, elle fut elle aussi prise un peu au dépourvu. Ah oui : une fois prêt, le lieu s’appelera Banannefabrik.