La présentation d’un nouveau projet de loi concernant l’Université du Luxembourg s’est faite à un moment pour le moins inopportun. Le ministre délégué à l’Enseignement supérieur et à la Recherche Marc Hansen (DP) a esquissé les grandes lignes de son projet lors d’une conférence de presse le
3 avril 2017 – deux jours plus tôt, le Conseil de gouvernance (CG) avait adopté le budget révisé pour 2017 et décidé de lancer une politique de rigueur pour l’ensemble des composantes de l’Université1. Politique qui se traduisait dans l’immédiat par l’engagement d’une « chief transformation officer » ainsi que par la soumission de toute une série de propositions d’épargne par le géant mondial de conseil en stratégie d’entreprise McKinsey (avec des mesures telles que la réduction de la fréquence du nettoyage et des horaires d’ouverture, voire d’une participation du personnel au frais de… café)2, le non-renouvellement des CDD venant à échéance et un gel de nouveaux recrutements.
Entre la conférence de presse et le dépôt du projet à la Chambre des Députés le 8 mai, le recteur de l’Université a été prié de démissionner ; depuis le directeur administratif a également dû abandonner ses fonctions.
Dans un communiqué de presse intitulé « Crise interne : Klump remplacé par McKinsey3», nous (c’est-à-dire l’OGBL, seul syndicat représenté au sein de la délégation du personnel de l’Université) avions souligné que cette situation était le résultat de la politique choisie au moment même de la mise en place de l’Université : « La situation actuelle est (…) l’effet de l’approche utilitariste dominant l’orientation de l’enseignement et de la recherche depuis la création de l’Université en 2003 (et qui s’exprime notamment via le surpoids des milieux patronaux luxembourgeois au sein du [CG]), d’autre part elle est le résultat des lacunes au niveau de la transparence et du dialogue social en interne. » Manque de transparence et de dialogue souligné en effet dans les évaluations externes successives de l’Université, alors que ceux-ci tendent en général à lui donner des bonnes notes par rapport à la qualité de l’enseignement et de la recherche.
Le choix d’une organisation de l’Université « top-down » avec un recteur aux prérogatives étendues et un principal organe de décision, composé exclusivement de personnes extérieures, tous nommés par le gouvernement, est évidemment en nette contradiction avec les traditions d’autonomie et d’autogestion de la communauté académique (enseignants, étudiants et personnel) telles qu’elles existent dans nos pays voisins. J’ai d’ailleurs moi-même siégé dans les années 1990 comme représentant étudiant au conseil d’administration de l’Université des sciences humaines de Strasbourg avec droit de vote délibératif et participé à l’élection de son président comme à la décision de rebaptiser cette université en Université Marc Bloch.
Au lieu de cela, le gouvernement luxembourgeois de l’époque choisissait un modèle de gestion orienté sur le « modèle universitaire anglo-saxon » (selon les dires de feu Germain Dondelinger) plutôt que sur celui de l’Europe continentale.
Le choix de désigner le principal organe de direction comme « conseil de gouvernance » plutôt que d’utiliser le terme plus traditionnel « conseil d’administration » donnait déjà des indications sur l’orientation idéologique de la toute jeune Université. Le gouvernement s’appuyait sur une terminologie directement reprise du langage de la gestion d’entreprise, popularisée d’abord dans le domaine managérial, puis intégrant le discours sociopolitique à la suite des travaux de théoriciens d’organisation tels Oliver Williamson (prix Nobel en sciences économiques en 2009).
Le chercheur canadien Alain Deneault a décrit le processus inversant la compréhension de la gouvernance d’entreprise (corporate governance) comme équivalent à « ce que la politique est à la société dans son ensemble » à une vision de la politique et de l’administration publique qui devient « l’analogue de la gestion d’entreprise » : « Sous couvert de réaffirmer la nécessité d’une saine gestion des institutions publiques, le terme désignera non seulement la mise en œuvre de mécanismes de surveillance et de reddition des comptes, mais également la volonté de gérer l’Etat à la manière prétendument efficace d’une entreprise4».
Il n’est alors pas étonnant que dans la description des missions du CG dans l’exposé des motifs du projet de loi initial (n°5059) sur l’Université du Luxembourg, nous retrouvons à deux reprises – dans la même phrase ! – le mot « efficace » : « Sa mission est de garantir une planification efficace à long terme; il se porte garant d’une gestion efficace des ressources ainsi que de l’autonomie de l’établissement » [je souligne].
Ce souci d’efficacité s’alignait au profil affiché de l’Université, qui, tout en devant être « internationale avant d’être nationale », devait répondre aux « besoins sociétaux et économiques » du Grand-Duché. En ce qui concerne les besoins sociétaux, l’exposé de motifs évoque seulement l’« ancrage de l’identité nationale5». Pour les besoins économiques, le texte est bien plus détaillé : « promotion de la coopération entre l’Université et l’économie, attraction de ressources économiques et humaines étrangères, développement des nouvelles technologies de la communication, promotion de l’esprit d’entreprise. »
La coopération avec l’économie nationale s’est depuis faite sous formes de chaires financées par des partenaires externes (par exemple TDK, ArcelorMittal, Atoz,…). À vrai dire, l’apport de ces collaborations au budget global de l’Université est resté plutôt négligeable (inférieur à 1 pour cent du budget global) et a ressemblé plutôt à du sponsoring. Une nouvelle qualité semble cependant atteinte avec le récent partenariat conclu avec l’entreprise de confiserie Ferrero, qui finance directement cinq étudiants en leur versant une allocation équivalente à leur frais de logement. Dans un commentaire dans l’hebdomadaire Le Jeudi, le journaliste Jérôme Quiqueret a d’ailleurs soulevé ce cas comme un exemple de « l’immixtion des multinationales dans l’enseignement supérieur, qui y trouvent un moyen de s’assurer du transfert de compétences du public vers le privé et de se préparer de futurs collaborateurs à bon marché, dont elles privent d’ailleurs des sociétés plus modestes6».
Par ailleurs, la nouvelle Université, bien que restant un établissement public, ressemblait elle-même davantage à une entreprise privée, du fait que tous les contrats de travail se faisaient dorénavant selon le droit privé (quoique les dernier fonctionnaires détachés ne quittent l’Université qu’à l’heure actuelle – et ne seront d’ailleurs pas remplacés).
Or, même la Chambre des fonctionnaires et employés publics ne mettait pas en cause ce fait dans son avis de l’époque (24 mars 2003), mais se contentait de réclamer un meilleur traitement des enseignants du secondaire qui avait donné des cours au Centre universitaire. Par ailleurs, elle estimait que « le mode de désignation du président/recteur ainsi que ses pouvoirs exorbitants semblent rappeler la période de l’absolutisme du XVIIe siècle plutôt que les réalités démocratiques et les responsabilités collectives du XXIe ».
De manière perspicace, la Chambre de travail (avis du 11 juillet 2003) considérait que la nouvelle Université était un hybride étrange « entre deux concepts d’université diamétralement opposés », d’une part « une université privée hautement spécialisée (…) à rayonnement international et au service exclusif de l’économie privée domestique », d’autre part une « université ‘normale de masse’, publique, ‘généraliste’ ».
Le modèle de gestion de l’Université était surtout attaqué par la Chambre des Employés privés (avis du 19 juin 2003), qui estimait que la composition du CG poussait la « soi-disant neutralité » d’experts externes à l’absurde. La Chambre des employés privés, évoquant également le « risque » que l’Université de Luxembourg soit « dirigée par des étrangers, faute d’un nombre suffisant de Luxembourgeois qualifiés et volontaires », soulevait des questions quant au fonctionnement d’un organe composé uniquement d’experts externes, qui ne se retrouvent au Luxembourg que six fois par an et ne connaissent pas la réalité du terrain. Par la force des choses, le futur CG ne serait pas réellement autonome, mais soumis à des prises d’influence externes constantes : « Comment un Conseil composé uniquement d’externes peut-il valablement délibérer, ne connaissant guère la vie interne de l’établissement qu’il dirige ? Il doit se baser sur des documents préparés ailleurs – à l’Université de Luxembourg même, au ministère, au sein d’autres milieux intéressés ? – pour prendre des décisions. Inévitablement une politique de ‘lobbying’ va se créer. »
Le soutien le plus enthousiaste du modèle de gestion choisi par le législateur provenait par contre de la Chambre de commerce, qui, dans son avis du 11 juin 2003, soulignait que le CG était la solution la plus adéquate au management d’une université « moderne », c’est-à-dire d’une Université qui sert les intérêts de l’économie nationale : « La Chambre de commerce salue la mise en place d’un conseil de gouvernance composé exclusivement de membres externes à l’Université (…). Le management d’une Université moderne est complexe et implique donc une ouverture à des experts extérieurs à la tradition universitaire. Le profil de l’Université est profondément marqué par les besoins économiques actuels et futurs du Luxembourg. Pour réussir dans sa mission, l’Université se doit d’établir un lien de coopération étroit avec les acteurs du monde économique luxembourgeois et plus particulièrement les entreprises. La Chambre de xommerce juge donc incontournable d’accorder une représentation forte des acteurs du secteur privé au conseil de gouvernance de l’Université. »
Cette revendication de la Chambre de Commerce n’est pas restée lettre morte : les trois représentants « nationaux » actuels (à côté de quatre académiques provenant d’autres universités) sont tous issus des milieux patronaux. Le président du CG, Yves Elsen, à titre principal CEO d’Hitec, est en même temps président du CA de Villeroy&Boch et siège dans celui de la Fedil.
En même temps, le scepticisme de la Chambre des employés privés par rapport à un organe de direction composé exclusivement de personnalités externes – à l’exclusion de toute participation démocratique du personnel de l’Université et du corps étudiant – s’est également avéré justifié. En effet, il n’est souvent pas clair qui prend réellement les décisions à l’Université. À côté du recteur, on a pu avoir pendant longtemps l’impression que le commissaire du gouvernement était la voix la plus influente au CG, alors qu’il n’y disposait que d’un rôle d’observateur. En tout cas, la situation actuelle montre, loin de l’« efficacité » visée, des lacunes au niveau de la planification à long terme. Cela est manifeste notamment au niveau de la politique de recrutement du personnel : l’Université a mené pendant des années une politique d’embauche appuyée, menant à une augmentation rapide des effectifs (plus de 1 700 à l’heure actuelle) avant de tirer brusquement le frein de secours et de décréter un gel généralisé des recrutements – ce qui risque d’avoir des conséquences sur l’offre académique et sur le développement futur de l’Université.
En vue d’une amélioration du fonctionnement interne de l’Université, l’OGBL réclame depuis des années un renforcement de la transparence et du caractère démocratique des processus de décision, d’une part, ainsi qu’une représentation du personnel (et accessoirement des étudiants) avec voix délibérative au CG, d’autre part. Enfin le syndicat plaide pour un renforcement du Conseil universitaire (CU), seul organe comprenant les représentants élus du personnel et des étudiants.
Le projet déposé par le ministre Hansen répond-il à ces demandes ? Force est de constater que tel n’est pas le cas. Le projet prévoit certes qu’à côté des observateurs issus des corps professoral et étudiant, le président de la délégation du personnel sera à l’avenir invité à assister comme observateur aux réunions du CG (mais non à celles du CU), ce qui peut être considéré comme un pas en avant par rapport à la situation actuelle et permettra aux représentants du personnel de connaître les discussions au sein du CG. En même temps, cela reste bien inférieur à ce qui est prévu dans le droit du travail luxembourgeois pour les sociétés commerciales, où un tiers des administrateurs ou membres du conseil de surveillance dans les entreprises avec plus de mille salariés ou bénéficiant d’une participation financière de l’État d’au moins 25 pour cent doivent être des représentants des salariés. Si les salariés de l’Université tombent sous le droit privé, le gouvernement ne semble pourtant pas leur vouloir accorder les droits de représentation dont disposent leurs collègues dans le secteur privé.
En outre, l’augmentation du nombre des membres du CG de sept à neuf n’est pas prise comme occasion d’élargir le cadre des personnes susceptibles d’y siéger, par exemple en intégrant des représentants des milieux associatifs ou culturels du pays. Le projet de loi souligne au contraire que les membres du CG sont choisis « en raison de leur expérience et compétence en matière d’enseignement supérieur et de recherche ou en matière de gestion et de gouvernance » (Art. 6-1).
En général, le rôle du CG se trouve encore renforcé par le nouveau projet de loi. Il nommera à l’avenir le recteur – ce que le ministre considère être un accroissement de l’autonomie de l’Université. Or, les membres du CG continuent à être nommés par le gouvernement, les représentants du personnel et des étudiants n’auront aucune possibilité d’influencer la désignation du recteur. Le projet de loi prévoit que le CG décidera également seul sur le règlement d’ordre intérieur de l’Université, alors que la loi sur le dialogue social en entreprise de 2013 prévoit la codécision de la délégation du personnel dans les entreprises avec plus de 250 salariés à partir des prochaines élections sociales.
En parallèle à l’augmentation des effectifs du CG et au renforcement de son pouvoir de décision, les représentations élues du personnel et des étudiants perdent en fait des attributions. Le CU, qui jusqu’ici était censé régler les affaires pédagogiques et scientifiques ainsi qu’assister le rectorat lors de l’élaboration du plan pluriannuel, devient un organe purement consultatif, avec l’argument (avancé dans le commentaire des articles) que « les membres du CU, qui exercent tous des fonctions dans l’enseignement, la recherche et l’administration, ne disposent pas forcément du temps nécessaire pour élaborer des documents présentant souvent un haut degré de technicité » !
Quant aux conseils facultaires, qui, selon la loi en vigueur, proposent « le programme pédagogique de la faculté et le programme de recherche de la faculté », ils ne figurent même plus dans le projet de loi et seront donc abolis. Le gouvernement indique ici un souci de simplification administrative ; il s’agit (de nouveau selon le commentaire des articles) « d’alléger le processus décisionnel de l’Université et d’éviter un éparpillement des prises de décisions ».
Des processus de décision démocratiques, une participation réelle des différentes catégories du personnel et des étudiants à toute décision relevant de l’organisation interne et du développement futur de l’Université sont donc identifiés comme entraves au sacrosaint principe de la simplification administrative.
Un peu à l’instar des conseils nationaux de compétitivité réclamés tant par la Commission européenne que par le patronat national, le gouvernement croit à la supériorité naturelle des experts externes, par exemple issus des « Big Four », de cabinets d’audit ou de think tanks dont l’expertise « neutre » sert à donner une caution à une politique, dont l’objectif premier est l’amélioration de la compétitivité des entreprises nationales.
Le titre de notre communiqué de presse n’était donc peut-être pas seulement un sarcasme. À moins évidemment que quelques députés aient le courage d’introduire encore des amendements au projet de loi sur la table…