En mars 2017, l’annonce publique du déficit de l’Université du Luxembourg plaçait l’institution sous les projecteurs. Cette situation eut plusieurs répercussions aux implications variées selon les acteurs concernés, plaçant sous un jour nouveau les liens unissant l’université et la société. Le manque de fonds fut en effet immédiatement récupéré par le Conseil de gouvernance, cet organe chargé d’arrêter la politique générale de l’université et en passe de devenir le véritable maître de l’institution avec la réforme universitaire en préparation, afin de justifier une politique d’austérité de vaste envergure. Ce que le public ne sait pas, et ce que nous, employés de l’université, avons tendance à oublier, obligés de nous justifier avec les termes fixés par le plus fort, c’est que les mesures en question (comme le possible non remplacement de la chaire d’Histoire transnationale luxembourgeoise) étaient évoquées depuis des mois déjà, bien avant que n’éclate le scandale du budget négatif.
Comme c’est souvent le cas dans la stratégie discursive néo-libérale, la crise fonctionne en aval, comme argument opportuniste pour justifier après-coup une politique de restriction programmée d’avance. L’objectif de cette politique n’étant pas tant d’éponger une dette que de permettre à ceux qui en sont les auteurs de faire accepter la mise en place de réformes difficilement acceptables sinon1.
Le déni du contexte social et politique
Pourtant, les prises de position récentes sur les nécessaires autonomie et liberté universitaires reflètent la difficulté que les universitaires ont parfois à reconnaître le jeu dans lequel ils sont pris, à se positionner en son sein. Elles reflètent encore leur méconnaissance, voire leur déni, du lien étroit entre les champs académique, social et politique, en parfaite conformité avec le mirage humboldtien d’une université désincarnée et déconnectée du réel. Croire qu’il suffit de clamer tel un mantra la liberté de la science pour protéger l’université est en effet un leurre. Ce discours caméléon, politiquement correct et largement consensuel, qui n’a pour avantage que de donner bonne conscience à ceux qui le prononcent, entrave en réalité la bonne compréhension des événements récents.
Le cas luxembourgeois fonctionne comme un exemple paradigmatique de cette situation. Au début des années 2000, lors de la création de l’Université du Luxembourg, le choix a été fait de miser sur l’interdisciplinarité afin de pallier la faiblesse des effectifs et l’absence de tradition d’une institution encore toute neuve. C’est ainsi que la faculté FLSHASE (Lettres, Sciences humaines, Arts, Sciences de l’Éducation) est née, avec en son sein, l’unité de recherche Ipse (Identités, Politiques, Sociétés, Espaces), et à l’intérieur d’elle, l’Institut d’histoire. Après une bonne dizaine d’années d’existence, certains membres de cet institut ont cru bon de profiter de la vague de création de « centres de recherche pluridisciplinaire ». Censés être la vitrine dynamique de l’université, ces centres situés à la croisée entre l’institution universitaire et l’intervention gouvernementale2 doivent en effet capter une plus grande partie des financements accordés à l’université. C’est dans ces conditions qu’a été fondé en 2017 le C²DH (Center for Contemporary and Digital History). L’entreprise était justifiée par la nécessité de mettre l’accent sur l’histoire très récente – à partir de la Deuxième Guerre mondiale – dans une structure s’inspirant d’expériences déjà conduites ailleurs. En soi, cette intention répond effectivement à de vifs besoins de clarification concernant cette période. Mais les objets de recherche sont une chose, les motivations et les ambitions qui les accompagnent, une autre. Car en effet, derrière le noble objectif, ce sont inévitablement des perspectives de carrière et des instrumentalisations politiques qui se dessinent.
Mais c’est justement parce que la sphère académique prétend au détachement scientifique qu’il est d’autant plus difficile de percevoir les mécanismes qui produisent les carrières universitaires. La recherche se berce de l’illusion de l’indifférenciation des rôles, tous étant prétendument unis derrière les idéaux de méritocratie, de dévouement à la science ou encore de bien de l’université. Pourtant selon le statut, l’ancienneté, le moment d’entrée sur le « marché », les réalités sociales sont extrêmement variés, du doctorant qui peine à obtenir un financement au professeur d’université, en passant par le post-doc en éternel CDD. Face à l’« inconscient académique » et à son regard en surplomb3, il importe de rappeler que tous ne sont pas affectés avec la même intensité par ces changements dont la nocivité agit le plus férocement sur les plus précaires, et de dénaturaliser les effets de ces configurations nouvelles.
Cette tension entre des exigences toujours plus élevées et un nombre d’élus toujours plus réduit a rendu d’autant plus inacceptable la réponse faite par le ministre Marc Hansen (DP) à la question du député Serge Wilmes (CSV)4 portant sur la menace du non renouvellement de deux des cinq postes de professeurs partant à la retraite, parmi lesquels la chaire d’Histoire transnationale luxembourgeoise. Arguant que les enseignants en question avaient été recrutés sur la base du détachement de leur ministère d’origine à l’époque de la fondation de l’université, le ministre délégué proposait tout bonnement de recruter le nouvel « historien » dans les mêmes conditions : c’est-à-dire parmi les enseignants du secondaire. Ceci devant permettre à l’université de faire des économies en ne payant pas son salaire.
Oublieux du contexte très spécifique de la fondation de l’université (besoin de recruter beaucoup de personnes en peu de temps) et des exigences scientifiques auxquelles les collègues concernés ont dû se plier pour endosser leur nouvelle fonction (faire la preuve de leur rayonnement scientifique international), cette proposition, véritable ingérence du gouvernement luxembourgeois, révèle surtout un manque de sérieux dans la gestion du problème soulevé, la méconnaissance des modalités de fonctionnement d’une université et l’inadaptation à un contexte très internationalisé et hautement concurrentiel.
Le recrutement d’un enseignant-chercheur se joue en principe à l’échelle internationale sur la base d’un appel public ouvert à tous les spécialistes remplissant un ensemble de conditions préalables qui, en plus du doctorat, incluent un nombre représentatif de publications dans des organes sélectifs, la participation à des congrès, l’organisation de conférences, le dépôt et la conduite de projets. Un parcours et des compétences qui diffèrent de la formation et du travail de l’enseignant du secondaire.
Le règne de l’ethos néo-libéral
Se refusant à réduire la « crise de 1968 » à un simple conflit de générations qui opposerait, dans une lecture essentialiste, les jeunes aux vieux5, Pierre Bourdieu relisait les événements à l’aune des restructurations sociales qui avaient commencé à affecter l’université (française) dans les années 1950-1960. L’augmentation massive des effectifs estudiantins dans le contexte de l’explosion démographique post-guerre avait rendu nécessaire le recrutement d’enseignants subalternes plus nombreux. Le corollaire d’une telle situation était double : d’un côté, les catégories dominantes redoutaient de voir s’affaiblir leur emprise sur les mécanismes de la reproduction sociale ; de l’autre, les membres des milieux inférieurs, aux aspirations accrues du fait de leur nouvelle position sociale, devaient se résigner avec déception et ressentiment à leur impossible avancement à des postes supérieurs.
C’est à une crise structurelle de la même ampleur que le modèle est aujourd’hui confronté, provoquée, elle, par la désertion de l’université par des étudiants gagnés au modèle néo-libéral et par la réduction corrélative des besoins en enseignants-chercheurs. L’extrême compétitivité des carrières qui fait qu’accumuler les post-doc et les publications de haut niveau n’est plus une garantie pour l’obtention d’un poste, la difficulté des universités à conserver leurs acquis, tout cela coïncide plus largement avec le triomphe de l’ethos néo-libéral dans l’ensemble de la société.
Si le positivisme avait profité à une université prétendument autonome en faisant de la science la valeur suprême, on assiste à présent à une nouvelle redistribution des valeurs. Au cours du
XXe siècle, nous sommes passés d’une société structurée autour de l’État à une société structurée autour de l’entreprise transnationale6. Cela ne signifie pas que l’État a disparu, mais qu’il a troqué les valeurs dont il était porteur, en particulier sa mission sociale, pour le diktat de la rentabilité et du marché, se muant en un monstre à deux têtes, autoritaire en direction des plus pauvres, mais toujours plus permissif à l’égard des plus riches. C’est ce que Loïc Wacquant qualifie d’État « libéral-paternaliste »7. Pour la science en général, cela s’est traduit par une perte sensible de l’« utilité idéologique » au sein de la société ; une perte qui se traduit de manière très concrète par une baisse toujours plus drastique des dotations budgétaires.
Pour y faire face, les acteurs de l’université ont donc majoritairement réagi par l’adoption, volens nolens, de l’ethos néo-libéral, qu’ils y adhèrent avec circonspection en espérant limiter les dégâts à leur humble niveau ou avec cynisme, prêts à tous les compromis pour assurer leur carrière, sans oublier de maquiller leur réussite en succès des plus méritants. La course aux projets qui occupe plus que la réalisation des projets eux-mêmes, aux publications dont le nombre surpasse parfois la qualité, ne sont que quelques symptômes parmi d’autres de la course échevelée qui leur est imposée. Plus problématique est la répercussion sur la hiérarchie des disciplines et l’ostracisation, voire la disparition, de certaines d’entre elles. L’université est le lieu d’une lutte des classements. Tout classement, toute taxinomie n’est pas le fruit du hasard, mais vise à imposer une vision du monde et une distribution des valeurs comme des faits naturels et irrévocables, dans une perspective idéologique plus ou moins assumée qui a pour effet d’entériner la loi du plus fort, ici, celle de l’État luxembourgeois néo-libéral.
Le constat n’est pas nouveau. En son temps, Kant décryptait avec pertinence la corrélation entre la place dominante des facultés de théologie, de médecine et de droit et leur lien étroit avec le gouvernement. Il pointait l’absence d’« efficace temporelle » des facultés inférieures, de facto plus autonomes8, révélant avant même qu’il ne soit formulé que le rêve humboldtien conjuguant « excellence » et liberté relevait de la naïveté.
Dans le contexte universitaire luxembourgeois, le C²DH a ainsi cru pouvoir profiter de l’idée couramment admise que l’histoire contemporaine serait plus utile à la société que l’histoire moderne, médiévale ou ancienne – équivalence qui trahit au passage la méconnaissance totale de ce qu’est la discipline historique. L’étude du passé étant là au premier chef afin de déconstruire les processus et les entités qui nous entourent et de mieux démasquer les mécanismes de « violence symbolique » qui agissent dans tout exercice du pouvoir et non pas pour rendre service à l’État.
Ironie de l’histoire, le C²DH fait lui aussi les frais de la politique d’austérité annoncée, comme le révèle la communication prononcée par son directeur le 7 juillet 20179. Si ses artisans ont négocié l’obtention du volet digital pour légitimer la création du centre sur le plan scientifique, celui-ci reste vu comme un think-tank dévolu au traitement des problèmes de société par le gouvernement qui a rejeté en bloc la possibilité d’englober l’histoire de la longue durée, qui passe sous silence son orientation digitale et qui, lapsus (?) révélateur, continue de le désigner sous le nom d’IHTP (Institut d’histoire du temps présent) dans les documents officiels10 !
Aujourd’hui, les priorités de l’Uni.lu sont les sciences computationnelles, le droit (européen), la finance, la santé, les sciences de l’éducation, et les trois « centres de recherche interdisciplinaires », dont le C²DH11. Si ce dernier n’a pas reçu toutes les dotations promises, il demeure néanmoins largement favorisé par rapport à un Institut d’histoire qui a perdu de nombreux postes au moment de la scission et qui est voué à être relégué à la seconde place lors de la répartition des financements.
Autre grand gagnant plus discret de cette nouvelle donne, la psychologie qui, en réussissant à imposer sa School of Behavioural Sciences au sein de la faculté, saura tirer tous les avantages de la priorité « santé ».
Le paradigme politique
Tout cela le montre bien : l’université est avant tout un espace de concurrence sociale et politique qu’il faut objectiver si l’on veut vraiment régler les problèmes auxquels nous faisons face. Contrairement à ce qu’en attendent ses tenants, la frilosité à l’égard d’une lecture politique et engagée de la situation n’aura à terme que des effets délétères, celui en particulier de donner raison au plus fort qui n’hésite pas, lui, à formuler et à imposer comme allant de soi sa propre lecture.
La symbolique politique influe vivement sur l’interprétation des transformations récentes. Soutenue par le gouvernement actuel et comptant parmi ses membres des acteurs bien connus de la scène politique, syndicale et médiatique locale, le C²DH est vu comme la consécration d’un certain esprit progressiste contre un Institut d’histoire associé à une mouvance catholique, nécessairement conservatrice, voire nationaliste.
Profitant aux premiers, le paradigme est encore conforté par une concentration sur l’histoire médiévale de l’Institut d’histoire, associée à l’obscurantisme religieux, allant à l’encontre de la préoccupation pour des phénomènes contemporains teintés d’un engagement de gauche qui a meilleure presse. On retrouve ce genre de simplifications dans la mise en perspective qui oppose l’université nouvelle, soi-disant plus transparente en donnant le pouvoir à son conseil de gouvernance, incarnation du rêve démocratique, à l’université du passé, dominée par son recteur. Pourtant, l’histoire regorge d’oligarchies qui se sont avérées tyranniques et nombreux sont ceux qui regrettent la meilleure communication et la plus grande transparence dans la prise de décision durant la première décennie de l’histoire de l’université.
Conclusion
Partout dans le monde, la réduction de la dette est devenue le combat prioritaire des gouvernements. Malgré les motivations affichées, ce combat n’est pas qu’un enjeu financier. Chargé de connotations morales et culpabilisatrices, il sert à créer un ensemble d’obligations et d’engagements qui soumettent plus fortement les endettés à leurs créanciers, les dominés aux dominants, et à imposer une idéologie et des restrictions qui seraient inadmissibles dans d’autres conditions12. Dès lors que l’Université du Luxembourg est donc endettée, il est attendu qu’elle fasse les sacrifices à hauteur de sa faute pour recouvrer son honorabilité.
Mais avant d’accepter les termes de ce constat sans les replacer dans leur contexte, ne devrions-nous pas nous interroger sur la pertinence à parler de dette au sujet d’une institution qui, contrairement à une entreprise capitaliste, n’a pas pour vocation de produire des richesses ?
Au contraire, n’est-ce pas plutôt la société qui a une dette envers elle, en lui confiant la formation des individus qui la composent, formation dont dépend l’avenir de son existence ?