Ben Fayot
Les turbulences de ces derniers mois à l’Université du Luxembourg ne doivent pas faire oublier qu’un nouveau cadre légal s’annonce, donc aussi, en partie du moins, un nouvel avenir.
Le projet de loi 7132 comporte une modification qu’on peut considérer comme fondamentale. C’est l’agencement interne entre facultés, centres interdisciplinaires et écoles qui est revu vers plus d’interdisciplinarité et de flexibilité interne. Si le nombre de facultés reste fixé à trois, leur contenu n’est que vaguement nommé par une phrase très générale qui parle de « programmes d’études en sciences exactes et naturelles, sciences de l’ingénieur et technologiques, sciences médicales, sciences humaines et sciences sociales. » (Art. 31)
Outre ces trois facultés il y aura désormais six centres interdisciplinaires, au lieu des trois prévus dans la loi du 15 août 2003, et plus d’écoles doctorales organisées par les facultés, qui auront plus de flexibilité pour collaborer entre elles et également avec les centres interdisciplinaires. Encore que, malheureusement, la répartition des ressources entre ces différentes entités ne soit pas clarifiée dans le projet de loi !
Quelles finalités ?
Ce nouvel agencement doit nécessairement s’accompagner d’une réflexion sur les objectifs, réflexion qui fait largement défaut dans le volumineux projet de loi 7132 déposé le 24 avril 2017.
Au début, avant que l’Université ne prît son envol, certains décideurs insistaient lourdement sur la plus-value économique que l’Université pourrait apporter. En somme, l’Université serait investie d’une sorte de mission économique permanente. Logiquement, on y intégrait la « School of Finance » qui s’adonne à une recherche en relation étroite avec la place financière. Il est vrai aussi que l’existence de cette place de même que la proximité d’institutions européennes telle que la Cour de justice européenne ont ouvert des perspectives concrètes à la recherche de la faculté de droit et d’économie.
Quant aux centres interdisciplinaires, prévus à côté des facultés, ils ont également donné des idées à ceux qui voyaient surtout l’intérêt économique d’une université. Ils pensaient que ces centres serviraient à des recherches qui permettraient d’avoir un retour sur investissement par des résultats rapidement monnayables.
Les deux centres existants plus anciens, le « Interdisciplinary Centre for Security, Reliability and Trust » (SnT) pour le domaine des TIC et le « Luxembourg Centre for Systems Biomedicine » (LSCB) pour la recherche médicale, sont aujourd’hui considérés comme des réussites quant à la qualité de leur travail. S’ils ont été créés avec des arrière-pensées économiques, ils ont fait comprendre entretemps que, tout en étant très importantes scientifiquement, de telles recherches ne comportent pas automatiquement des retombées économiques. Surtout, la présence d’ équipes de chercheurs de haut niveau est un enrichissement capital en lui-même pour un pays dépourvu traditionnellement d’une large expertise intellectuelle. Ce résultat, peut-être imprévu pour d’aucuns, constitue un enseignement utile pour une société peu habituée à des investissements importants dans la recherche, peu importe qu’on l’appelle pure ou appliquée.
Un laboratoire d’idées pour l’avenir du pays
Étant donné l’importance qu’auront les centres interdisciplinaires dans la nouvelle loi, la question passionnante sera de savoir quels seront les trois nouveaux centres à venir. Certes, la loi n’en donne que la possibilité et on dira que rien ne sera décidé avant longtemps. Mais on ne sait jamais comment des choses importantes arrivent, et il faut craindre qu’elles n’arrivent sans véritable débat stratégique.
Or, ce débat est nécessaire. Au lieu de voir ces futurs centres s’orienter une nouvelle fois selon une finalité économique, ils devront cette fois-ci s’engager surtout et délibérément pour le service public, c’est-à-dire s’intéresser à des finalités qui servent l’intérêt général.
Notre pays est arrivé à un moment crucial de son développement où il faut se demander comment continuer. Il est confronté à des défis importants : comment aménager et utiliser parcimonieusement la ressource rare que constitue son territoire, comment gérer harmonieusement une société de plus en plus hétérogène, comment former au mieux une population très plurilingue, à l’école et en dehors, comment maîtriser une croissance économique que le pays accompagne plus qu’il ne contrôle.
Le temps est venu où ce pays ne peut maîtriser son avenir que par une expertise née d’une recherche et d’une réflexion approfondies. Un ou des centres interdisciplinaires à l’Université du Luxembourg pourraient être des instruments où se créerait cette expertise essentielle pour les gouvernants actuels et futurs.
Pour ne donner qu’un exemple : la question des langues au Luxembourg est un défi évoqué de façon récurrente, mais souvent au ras des pâquerettes et sans véritable percée depuis longtemps. Notre pays fonctionne avec un système linguistique complexe et difficile. À l’heure actuelle, l’ascenseur social ne fonctionne que si ce système linguistique est maîtrisé à la perfection. Cette maîtrise est traditionnellement très sélective, car elle exige l’excellence aussi bien à l’écrit que dans la communication orale dans les trois langues du système. D’autre part, elle est une condition essentielle pour la cohésion d’une société multinationale, cela d’autant plus que les arborescences vers d’autres langues internationales commencent à se multiplier (l’anglais surtout, mais aussi le portugais, l’italien, l’espagnol, le chinois, …) et exigent une capacité de « language switching » permanente, toute la vie durant, dans de nombreux secteurs de la vie courante comme dans l’activité économique et la communication sociale.
Le domaine des langues est capital pour la scolarité de tous les enfants vivant au Luxembourg, du plus petit âge jusqu’à l’enseignement supérieur, de quelque nationalité qu’ils soient. Aucun enfant ne peut vivre en autarcie linguistique sous peine d’autisme social et économique. Mais il concerne aussi l’éducation non formelle qui s’adresse à tous les habitants comme aux navetteurs nécessaires à l’économie luxembourgeoise.
L’interdisciplinarité d’un tel centre est évidente : il devra étudier les conséquences du contact des langues sur notre territoire, rechercher l’origine des difficultés individuelles et collectives, révéler les conséquences du bagage linguistique pour l’ensemble des branches du savoir humain et le niveau d’éducation en général. À chaque niveau scolaire ou face à l’intégration linguistique nécessaire de nouveaux arrivants, des choix doivent être faits, et ils devraient être cohérents sur l’ensemble du territoire. Et ces choix concernent aussi bien les méthodes didactiques que l’évaluation des compétences.
Un tel centre consacré au multilinguisme devra fédérer en son sein les projets de recherche existants, certes intéressants et importants, mais souvent isolés. Il devra dépasser enfin la juxtaposition des trois langues qui fonctionnent chacune pour soi à l’école, sans tenir compte des autres.
En tout état de cause, ce centre interdisciplinaire devrait aussi permettre d’évaluer sérieusement des démarches qui font tout à coup irruption dans le champ didactique (du genre immersion linguistique) inventées comme autant de « deus ex machina » pour résoudre d’un seul coup des problèmes complexes.
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Il serait regrettable que le débat politique autour de l’Université du Luxembourg s’arrête aux quelques turbulences des derniers mois, ou qu’il se limite aux questions d’argent, sans s’occuper du fond. Ce fond, c’est l’avenir du pays, et c’est la question sur l’apport que l’Université peut fournir pour cet avenir, c’est-à-dire, en somme, comment le Grand-Duché peut devenir plus intelligent grâce à son Université !