Paradoxalement, le marché numérique, que l’on croyait sans frontières, a introduit de nouvelles limites. À l’exemple des films en-ligne, le Luxembourg se retrouve souvent exclu des marchés

Comment nous devîmes pirates

d'Lëtzebuerger Land vom 27.01.2012

La frustration Le voilà, le nouvel iPad. Un bel objet, la certitude d’entrer dans la modernité de l’Internet mobile. Un investissement initial entre 450 et 750 euros, plus, le cas échéant, un abonnement 3G pour émettre et recevoir des données sur la tablette. Beaucoup d’argent investi donc, et la première grande frustration attend au tournant : comment faire entrer du contenu dans ce schmilblick ? Un film par exemple, à regarder au lit ou dans la cuisine, et pour lequel l’internaute luxembourgeois serait prêt à dépenser l’argent qu’il faut. 

Visite à l’iTunes-Store pour le Luxem-bourg, portail vers lequel Apple aiguille ses adeptes en priorité : l’offre, qui n’existe que depuis l’automne dernier, est extrêmement limitée. Le catalogue des films, qu’on achète au même prix qu’un DVD, aux environs de seize euros pour une nouvelle sortie, ou qu’on peut louer à quatre euros, fait le grand écart stylistique entre Melancholia de Lars von Trier dans le style art et essai européen, et des comédies romantiques ou films d’action ultra-commerciaux américains, en passant par une panoplie de films pour enfants comme les Schtroumpfs ou les aventures de Tintin. Pfffffffffff... Non, le film qui colle à l’ambiance du moment n’y est pas. 

Allons donc sur le site du géant Amazon, une autre société américaine dont le siège européen, comme celui d’iTunes, se trouve au Luxembourg. L’Amazon Instant Video Store permet de télécharger de manière permanente ou provisoire quelque 100 000 « top movies », lit-on sur Amazon.com. Chouette ! Les tarifs sont corrects, du même ordre de grandeur que chez la concurrence, on peut même l’acheter par « one click », facile. Le film de rêve y est. Puis cet avertissement : « Your order cannot be completed (...) due to location restrictions (...) Customers must use a US credit card ». Grrrrrrrrrrrr... 

La frustration augmente, mais en-core une fois, on se ravise. Début décembre 2011, le gouvernement luxembourgeois s’est vanté que la société Netflix, « un des leaders mondiaux dans le domaine des services en ligne pour films et séries TV » qui compte « plus de vingt millions d’abonnés aux États-Unis, au Canada, en Amérique latine et aux Caraïbes », établissait elle aussi son siège européen au Luxembourg. Vérification dans le Mémorial : en effet, le 29 juillet 2011 a été créée la société Netflix Luxembourg sàrl, qui, parmi une ribambelle d’objets généraux, a aussi celui (n°7) de « commercialiser et vendre des produits via Internet, incluant notamment, mais non limité, à la vente et au téléchargement de contenus électroniques (film, etc.), d’acheter tout contenu électronique auprès d’éditeurs et de les revendre soit en tant qu’agent soit pour son propre compte ». Pour moins de huit dollars par mois, vante le site Netflix.com, on peut regarder en toute légalité autant de films ou de séries de télévision qu’on veut en streaming sur son téléviseur, son ordinateur fixe ou portable. Génial. Un clic, puis la fenêtre. « Sorry, Netflix is not available in your country... yet ». La société projette d’ouvrir des pages en Grande-Bretagne et en Irlande prochainement, le grand-duché n’est pas annoncé. Et pschit !

Solutions créatives Il suffit de quelques minutes d’une recherche rudimentaire sur le web pour trouver des solutions alternatives afin de pouvoir regarder quand même le contenu désiré : des sites pirates par exemple, comme celui de partage de fichiers Megaupload.com, que le FBI américain a fermé la semaine dernière, et qui aurait causé une perte de 500 millions de dollars en droits d’auteur à l’industrie américaine. Beaucoup de clients de Megaupload, aussi au Luxembourg, étaient probablement persuadés que, comme ils payaient pour les services de streaming, ils étaient tout à fait dans la légalité. D’autres sites, notamment des blogs de geeks, donnent même des instructions pratiques sur comment contourner les barrières territoriales installées par les sociétés de vente en-ligne. 

Comme celui-ci : « Just fake your Location and you can Watch Netflix in Luxembourg » : avec une fausse identité IP pour son ordinateur, qu’on peut acheter sur des sites spécialisés pour quelques dollars, on peut se faire passer pour un client américain. Une adresse postale américaine, voire même une carte de crédit américaine, que des spécialistes peuvent également se procurer de manière plus ou moins licite, aident à augmenter l’offre de services disponibles. 

Le fait de se trouver exclu du marché force quasiment les consommateurs au système D. Les plus férus des cinéphiles et les amateurs un peu versés en technologie trouvent toujours des « solutions créatives ». Mais ça ne peut pas être la vraie réponse. Bien que le Luxembourg ait une longue tradition de piratage du contenu, à l’époque de la diffusion hertzienne, on appelait ça le « natural overspill » : les téléspectateurs luxembourgeois regardaient les chaînes allemandes et françaises sans jamais payer les cotisations, sans même savoir que ce n’était pas très correct vis-à-vis des créateurs du contenu.

Les paradoxes Le marché du contenu en-ligne est traversé par plusieurs intérêts opposés, ceux de l’industrie du contenu d’une part, celle qui génère l’offre et vit de la vente de ses produits, et les consommateurs de l’autre, dont toute une génération a grandi avec l’habitude de la gratuité, acquise de manière illicite par les pratiques de partage des fichiers sur des sites comme Youtube, et le piratage. Entre eux se trouvent les politiques, qui se positionnent soit davantage du côté de l’industrie et des créatifs, comme par exemple les Français avec la loi Hadopi (Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet), qui criminalise les clients, soit plaident pour un Internet aussi libre que possible, pour autant que le code pénal (pédophilie, cybercriminalité...) soit respecté. C’est le côté qu’a choisi le Luxembourg, qui, là encore, a une tradition historique d’être une niche ultra-libérale pour les opérateurs de médias installés sur son territoire et à destination internationale. La législation applicable en matière de droit d’auteur date de 2004, ce qui est vieux sur un marché qui évolue si vite, et il n’y a même pas de législation sur la rétribution de la copie privée. 

Mais c’est à partir de là que les choses se compliquent. Le Luxembourg a, outre son pouvoir d’achat élevé, selon toutes les études statistiques internationales, officielles, comme celles de la Commission européenne et de son Agenda digital, ou officieuses, un taux d’équipement en ordinateurs, smartphones et tablettes et d’utilisation des services en-ligne (commerce électronique, e-banking, e-government...) qui se situe largement au-dessus de la moyenne européenne. Selon l’étude Mobile 2011 d’IP Luxembourg, dix pour cent des personnes interrogées en mai 2011 possédaient alors une tablette et 23 pour cent avaient une « in-tention d’acquisition ». Presque la moitié, 48 pour cent, de ceux qui avaient une tablette, regardaient au moins un jour par semaine des films sur Youtube ou Dailymotion sur leur équipement mobile. Et le Ceps / Instead vient de publier son étude sur Les pratiques culturelles et média-tiques au Luxembourg, selon laquelle les Luxembourgeois passent presque une heure par jour devant leur ordinateur – et ces données datent de 2009, donc avant l’avènement des tablettes. 

En parallèle, le gouvernement fait des efforts considérables en matière fiscale (taux de TVA de quinze pour cent, le plus bas d’Europe jusqu’à l’harmonisation prévue en 2015), en promotion et négociation et surtout en matière logistique (fibre optique, large bande passante, data centers...), mais ne semble pas y inclure l’offre de contenu pour ses citoyens. Là encore, on peut établir des parallèles historiques avec les infrastructures dans d’autres domaines, où l’investissement dans la pierre ne semble jamais être un problème, mais celle dans le contenu et les personnels par contre si. Ainsi, les encouragements aux opérateurs de plateformes de distribution de contenu numérique pour considérer d’élargir leur offre au Luxembourg se feraient plutôt de manière informelle et pragmatique, dans l’embrasure d’une porte à la fin d’une réunion. 

L’industrie locale « Nous, exploitants de cinémas, accusons l’État luxembourgeois d’encourager le public à voler des films ! » enrage Nico Simon, l’administrateur délégué du groupe Utopolis. En mettant à disposition une large bande passante rendant le streaming de données très rapide, sans pour autant faire d’efforts pour encadrer la vente légale de films, avec, par exemple, des dates de disponibilités décalées par rapport à la sortie du film au cinéma, qui est toujours son premier marché générateur de revenus (comme ce fut le cas pour le marché de DVD, bien que cette chronologie n’ait été introduite que très tardivement au Luxembourg), l’État luxem-bourgeois encouragerait les internautes à tous devenir des pirates. Ce qui nuit, selon lui, « à des millions d’emplois dans le milieu du cinéma » et, en réduisant les revenus des sociétés de production, fera, à terme, diminuer les budgets disponibles à la production.

Même si le parti pirate allemand parle de la « mafia du contenu » pour désigner les majors de la musique et du film, Marc Nickts, le gérant de la gestion des droits d’auteur Sacem Luxembourg, insiste que « tout le modèle économique de ces sociétés de production et de diffusion est généré par le contenu, pour lequel ils ont besoin des créateurs ». La Sacem est toujours heureuse que ses membres aient accès à de nouveaux moyens de diffusion de leurs œuvres, assure-t-il, mais demande pour cela une « rémunération équitable » pour leur travail. « Nous cherchons toujours des solutions, les modèles de licences existent, » explique-t-il, c’est à l’artiste de décider du modèle qu’il veut (ce qui peut aussi être un modèle plus ouvert, comme Creative commons). D’ailleurs, les sociétés de commerce électronique établies au Luxembourg négocient souvent des licences pour la musique longtemps avant de déployer leur offre pour le public luxembourgeois.

« C’est extrêmement compliqué ! » affirmaient unisono les interlocuteurs contactés dans le cadre de la recherche pour cet article, en premier lieu les responsables des administrations publiques concernées1, l’Office de la propriété intellectuelle du ministère de l’Économie et du Commerce extérieur d’un côté et le Service des médias du ministère d’État de l’autre. « Il n’y a toujours pas de marché unique en Europe, » affirme ainsi Lex Kaufhold, chargé de direction de l’Office de la propriété intellectuelle. Des limitations territoriales de la vente en-ligne, aussi bien de biens physiques que numériques – pour autant que les obstacles techniques et logistiques aient pu être abolis –, restent dictées par la fragmentation des droits commerciaux, de protection des consommateurs – et des droits d’auteur. Mais il refuse d’accepter le reproche courant selon lequel l’absence relative de contenu légal soit uniquement due aux droits d’auteur. Pour une société, sonder un marché est extrêmement cher, demande des avis légaux de spécialistes pour explorer toutes les possibilités et les limitations du marché, ce qui représente un investissement qui ne devient rentable qu’à partir d’une certaine marge. Alors, forcément, les marchés allemands, français ou britanniques, avec leurs dizaines de millions de consommateurs, sont autrement plus attractifs que les 500 000 clients potentiels du grand-duché. 

En Europe, le ministre des Communications François Biltgen (CSV) plaide néanmoins pour une harmonisation des sociétés de gestion des droits d’auteur, où il faut actuellement encore négocier avec chaque société locale. Pour le film par exemple, il faut discuter en parallèle avec la Sacem pour les droits sur la musique et une autre société pour les images. Au Luxembourg, il s’agit de l’Algoa (Association luxembourgeoise de gestion des œuvres audiovisuelles), présidée par Nicolas Steil, producteur chez Iris. « Ce qu’on peut gagner au Luxembourg avec l’exploitation d’un film, par n’importe quel moyen, ce sont des cacahuètes en comparaison au marché international, » précise-t-il. Donc pas assez attractif pour faire des efforts pour s’assurer les droits pour un si petit pays. 

Dans l’effort du passage au numérique instigué il y a cinq ans par le ministre des Communications Jean-Louis Schiltz (CSV), Alain Berwick et RTL avaient un mandat de représentation de 80 chaînes de télévision internationales, pour négocier un forfait de droits d’auteur avec les 65 petits câblodistributeurs qui opèrent au Luxembourg ainsi que la Sacem et l’Algoa. Cette dernière, toutefois, n’a pas encore analysé le potentiel du marché numérique plus avant, parce que les producteurs luxembourgeois sont souvent minoritaires dans les coproductions internationales, les droits d’auteur sont donc négociés ailleurs. 

Le marché du futur « Mais nous sommes conscients que la vidéo à la demande (VOD) est le marché du futur, concède encore Nicolas Steil. Nous constatons déjà que les sommes en droits d’auteur versées dernièrement et générées par ce biais sont en nette augmentation ! » Même son de cloche auprès de la Poste, qui peut se targuer d’offrir le plus grand catalogue de films à la demande aux clients luxembourgeois, plus de 1 200 selon le porte-parole Olivier Mores, accessibles aux quelque 20 000 clients qui ont un abonnement Télé vun der Post pour une vingtaine d’euros par mois. Depuis l’introduction des nouveaux décodeurs, plus faciles à utiliser, la consommation aurait même considérablement augmenté. Une offre en-ligne serait à l’étude, mais Olivier Mores ne veut pas en dire davantage. 

« Je comprends la frustration des internautes luxembourgeois de ne pas avoir accès à davantage de contenu, dit pour sa part Claude Waringo de Samsa Film, négociateur de l’Ulpa (Union luxembourgeoise des producteurs audiovisuels). Mais imaginez la nôtre de ne pas pouvoir profiter de ces opportunités du web pour offrir nos films à nous ! » Il a un mandat au nom de l’Ulpa de négocier des mises à disposition de Films made in Luxembourg, ceux dont les producteurs luxembourgeois ont tous les droits, avec iTunes et avec la Poste. Au moins le premier projet pourrait se concrétiser dans les prochaines semaines, en un premier temps pour le store Benelux, à élargir par la suite. 

« Moi, je trouve ça génial », raconte Serge Tonnar, auteur-compositeur et interprète, dont les disques sont disponibles sur le portail iTunes. À part le traitement des fichiers pour la mise en ligne, service pour lequel une société spécialisée touche une rétribution et une commission par la suite, ainsi que la commission pour iTunes, qu’il juge correcte, il n’y a pas de frais et les chansons sont immédiatement disponibles partout, sans passer par des distributeurs et des revendeurs, ni l’impression du CD. Sa chanson la plus populaire, Laksembörg Sitti, avec son groupe Legotrip, a déjà été vendue presque 2 000 fois, à 0,99 centimes d’euros pièce ; 96 pour cent de ses ventes se font au Luxembourg. 

Car pour un client à Troisvierges ou à Beckerich, passer par une plateforme numérique à n’importe quel moment est aussi plus pratique que de chercher le disquaire le plus proche durant ses heures d’ouverture. Si pour le film, les frais de conversion au format numérique sont autrement plus élevés, l’effet promotionnel de certains films pouvant prévaloir sur le bénéfice économique généré, ce serait néanmoins déjà une retombée positive indéniable.

En coulisses, beaucoup d’interlocuteurs concéderont qu’ils s’attendent à un intérêt accru du nouveau ministre de l’Économie, Étienne Schneider (LSAP), qui entrera en fonction le 1er février prochain, pour la question des droits d’auteur et leur potentiel économique, le sujet n’ayant pas été la plus grande passion de Jeannot Krecké. 

1 Il n’a pas été possible d’avoir une prise de position des entreprises concernées. L’Union luxembourgeoise des consommateurs affirmait ne pas avoir d’expérience dans ce domaine. 

 

josée hansen
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