Marc Glodt, ancien commissaire aux Affaires maritimes, pousse un coup de gueule, mettant le doigt sur un sujet qui fâche : la sécurité maritime et la responsabilité de l’État en cas de catastrophe

Les moins disants à la manœuvre

d'Lëtzebuerger Land vom 27.01.2012

C’était trois jours avant le naufrage du paquebot italien Costa Concordia au large de la Toscane. Il faut peut-être y voir un signe d’avertissement, même si personne ne pouvait savoir. Marc Glodt, l’ancien commissaire aux Affaires maritimes, devenu avocat en 2008, s’est montré volontairement provocateur devant un parterre d’opérateurs du secteur maritime et de la place financière, les deux allant de pair, pour dénoncer le torpillage de la réforme sur la sécurité maritime, qui vient de disparaître des écrans de la Chambre des députés. « Nier le besoin d’une réforme (...), a affirmé Marc Glodt lors du pot de nouvel an du cluster maritime le 10 janvier, revient finalement à défendre des positions politiquement indéfendables ». Il a enfoncé le clou en demandant à l’avenir à ses interlocuteurs de « mieux peser les enjeux en torpillant les initiatives de réforme ».

Le projet de loi sur la sécurité maritime a été tout bonnement effacé d’un trait de plume par le gouvernement, après que la Chambre de commerce ait massacré le texte dans un avis daté de la fin novembre, mais publié seulement le 5 janvier. Passé à la trappe en catimini. Rien n’est anodin dans cette affaire, à commencer par l’influence d’une chambre professionnelle, qui est tout de même membre fondateur du cluster maritime, sur le destin d’une réforme. « La Chambre de commerce se fait ainsi ici l’écho des courants du moins disant », a accusé celui qui est considéré comme le ‚père spirituel’ du pavillon maritime et qui a dirigé le commissariat pendant 18 ans, en rappelant que ces positions dominaient également d’autres dossiers comme celui de la convention du travail maritime. Passé au secteur privé, Marc Glodt a libéré sa parole – qui fait autorité –, n’hésitant pas à dénoncer l’hypocrisie de langage d’un secteur privé adepte du minimum syndical en matière réglementaire : « Ne faisons pas ressembler les discours sur la sécurité maritime à des discours du dimanche, nous risquons de le payer un jour ».

C’est à se demander quelles sont les forces occultes à la manœuvre au sein de l’organisation patronale à avoir poussé à la négation la réforme d’une législation maritime de plus de vingt ans. Du coup, les directives européennes que le Luxembourg devait transposer avant la fin de l’année 2011 l’ont été par des règlements grand-ducaux adoptés en urgence, les autorités s’étant ralliées à la thèse que la loi du 9 novembre 1990 ayant marqué le point de départ de l’histoire maritime au Luxembourg montrait suffisamment d’élasticité pour intégrer les dernières évolutions internationales en matière la sécurité des bateaux. On peut en douter. Pour les résumer schématiquement, les textes, désormais transposés, adaptent les nouveaux standards sur les organismes habilités à inspecter et visiter les navires. Faute de ressources suffisantes, le grand-duché, comme bien d’autres États d’ailleurs, délègue une partie des fonctions d’inspection à des agences de classification dûment habilitées (leur rôle étant déterminant pour garantir la sécurité maritime), en leur confiant de cette manière une mission de service public. Les agences de classification, qui les effectuent pour quelques milliers d’euros, ont réclamé que leur responsabilité en cas d’accident maritime soit limitée et l’enjeu de la réforme de la loi maritime de 1990 s’est joué en grande partie sur cette question de la responsabilité, qui, indirectement, entraîne aussi celle de l’État. Le tableau est donc brossé : le gouvernement avait entrepris à la rentrée de septembre une réforme sur la sécurité maritime en abordant les questions de responsabilités civile en cas d’accident.

Les naufrages de pétroliers géants au large des côtes ont mis en évidence les défaillances et les insuffisances de couverture par les armateurs des dommages causés par leurs navires, surtout en cas de pollution grave. Personne ne peut exclure un accident à bord d’une des 253 navires que compte le pavillon maritime luxembourgeois. Le placement du registre sur la liste blanche, offrant des garanties de qualité, ne met pas le Luxembourg à l’abri d’un accident.

Quid de sa responsabilité ? Le principe est communément admis qu’un État n’est jamais responsable sur la base du droit international, mais qu’il peut en revanche voir sa responsabilité engagée sur la base de sa législation interne. Or, en l’absence de dispositions particulières et dérogatoires, le droit commun en matière de responsabilité civile, qui devrait aussi s’appliquer en matière maritime, est réputé très généreux. On plaisante parfois sur le fait que si un piéton glisse sur une peau de banane négligemment tombée grand’rue, il peut toucher le petit jackpot en invoquant la responsabilité de l’État. On n’ose pas imaginer les sommes que seraient susceptibles de réclamer les victimes d’une catastrophe maritime. En mettant en cause les sociétés de classification, à côté de celles des armateurs, comme c’est désormais possible en vertu de la nouvelle réglementation communautaire, les victimes seraient aussi susceptibles d’engager la responsabilité de l’État luxembourgeois. « On ne peut exclure, soulignait le projet de loi, que la responsabilité de l’État soit recherchée en cas d’accident maritime pour des manquements réels ou supposés dans l’exercice de missions de surveillance ou de classification. » « La recherche de la responsabilité de l’État, poursuit le texte, peut mener à des situations critiques au regard des facultés budgétaires de l’État luxembourgeois ». Ces propos résument tout l’enjeu d’une réforme que le ministre de l’Économie Jeannot Krecké, LSAP, n’a pas pu porter jusqu’au bout de son parcours politique.

C’est pourquoi le gouvernement prévoyait dans sa réforme de la sécurité maritime d’aménager un régime spécial de responsabilité aux sociétés de classification des navires en le calquant sur ceux de la Commission de surveillance du secteur financier et du Commissariat aux assurances. En gros, leur responsabilité financière ne peut être évoquée que s’il est prouvé que ces organismes ont commis une faute grave. Rien n’est moins évident pour un investisseur victime de fraude dans le secteur financier, comme c’est le cas dans le scandale Madoff, de faire la démonstration des fautes qui auraient été commises par exemple par le régulateur des banques.

Pourquoi ces réticences à transposer au secteur maritime et donc aux agences de classification, relevant il est vrai du secteur privé, ce modèle du secteur financier, dérogatoire au droit commun ? Comme si un accident de parcours d’une banque ne pouvait pas peser aussi gravement qu’un naufrage en mer sur les fi[-]nances publiques si la responsabilité de la CSSF ou celle du CAA devait être donnée ?

« Le système de la responsabilité pour la navigation constitue aujourd’hui un vrai débat », notaient les rédacteurs du projet de loi sur la sécurité maritime. Ce débat n’a pas eu lieu au Luxembourg, faute de consensus dans le secteur maritime, mais sans doute aussi de courage des politiques. La Chambre de commerce a jeté le doute auprès des autorités sur la faisabilité du régime dérogatoire dans le contexte de la sécurité maritime, estimant que ce qui fonctionnait déjà pour le secteur financier n’était pas transposable à d’autres secteurs, « dans la mesure où les sociétés agréées et les inspecteurs ne sont pas des établissements publics et se limitent à exécuter des missions déléguées ponctuellement sans disposer d’une mission générale et permanente ».

Retour donc à la case départ. « Nous allons chercher une solution, mais sans désormais la pression de la transposition des directives européennes », a assuré dans un entretien au Land Robert Biwer, actuel commissaire aux Affaires maritimes en reconnaissant que la réforme voulue par Jeannot Krecké aurait probablement bloqué au niveau du Conseil d’État. « Nous n’avions plus le temps, du fait que nous devions transposer les directives sur la sécurité maritime et les agences de classification avant le 31 décembre 2011, de corriger le texte du projet de loi », poursuit-il.

La sécurité maritime et la question de la responsabilité de l’État en cas d’accident seront un des grands chantiers qu’Étienne Schneider, le ministre de l’Économie, LSAP, qui prendra ses fonctions le 1er février prochain, devra entamer. Il n’était pas au pot du cluster, également déserté par son titulaire sortant.

Jeannot Krecké avait devisé, lors des 20 ans du pavillon maritime, sur l’avenir du secteur, affirmant que le registre luxembourgeois « sera de qualité ou ne sera pas ». C’est d’autant plus vrai que le pavillon au lion rouge vit sous surveillance des organisations internationales, après avoir, probablement injustement, été classé sur une liste grise et, sur le plan intérieur, été stigmatisé par l’opposition politique, qui a souvent douté de son utilité économique. « Je ne pense pas, a encore assuré Marc Glodt, que la conception du moins-disant corresponde à un point de vue majoritaire du secteur ».

Véronique Poujol
© 2024 d’Lëtzebuerger Land