Dans ses créations, le chorégraphe luxembourgeois William Cardoso montre l’intimité et la vulnérabilité des corps. Portrait

Un danseur mis à nu

d'Lëtzebuerger Land vom 01.11.2024

« Je n’ai jamais pensé faire autre chose que de la danse. Il n’y avait dans mon esprit, pas d’autre option, pas d’autre idée. » Depuis tout petit, William Cardoso, aujourd’hui trente ans, se rêve en danseur. Un rêve inaccessible et même indicible pour ce gamin qui a grandi à Esch dans une famille « très portugaise : catholique, traditionnelle, papa maçon, maman femme de ménage et serveuse », comme il la décrit dans un sourire. Très tôt, la danse est une échappatoire, une manière de se sentir libre et de canaliser son énergie, un moment « qui [me] fait du bien ». Il danse dans sa chambre, le casque sur les oreilles pour couvrir les cris des disputes parentales. Il copie les chorégraphies des clips de MTV et s’imagine en background dancer de Justin Timberlake ou Britney Spears.

Aujourd’hui, William Cardoso rit à l’évocation de ces souvenirs, tellement sa danse est éloignée des icones pop de son adolescence. Une évolution à la fois naturelle et très réfléchie, fruit de ses formations et de ses expériences, mais aussi de ses lectures et recherches.

Sa formation commence au Conservatoire d’Esch-sur-Alzette, vers seize ans. « Les écoles privées étaient trop chères, mais mes parents ne pouvaient pas me refuser ces cours quasiment gratuits. » L’adolescent découvre les bases de classique et de jazz, le solfège et l’histoire de la danse. Il fait surtout la connaissance de Nathalie Moyen, sa professeure, qui fut bien plus importante que n’importe quel autre enseignant. « Elle est la première qui a cru en moi. Elle a surtout été d’un grand soutien quand j’ai fait mon coming out. Elle était mon nid et ma bouée », se rappelle William Cardoso. Plus tard, en 2021 il transformera cette épreuve en pièce de danse, Dear Mum. Dans ce solo d’une trentaine de minutes, le danseur retrace son parcours dans une famille pétrie de religiosité et d’homophobie, du rejet vers la rédemption.

Après Esch et une année sabbatique pour financer la suite, William Cardoso entre à l’École professionnelle supérieure de danse (EpseDanse) d’Anne-Marie Porras à Montpellier, où Nathalie Moyen avait été formée. Le danseur se souvient de journées « très dures physiquement, où le corps souffre de mille maux, où on sent que chaque muscle travaille ». Il se trouve enfin à sa place avec les autres danseurs et apprécie une école qui pousse chacun à affirmer son identité. « On n’apprend pas seulement les aspects techniques de la danse, mais comment la danse peut exprimer qui on est, comment le corps peut transmettre des émotions. » Il développe un langage corporel personnel, très organique et sensuel qui ne s’embarrasse pas de l’idée de mouvements parfaits ou de canons esthétiques.

Sorti de l’école en 2018, William Cardoso enchaîne diverses participations, notamment avec la compagnie Olivier Dubois pour la création de Tropisme. Il retient du travail avec ce chorégraphe « une forme de rigueur, de dépassement de soi, mêlée au plaisir de pratiquer ». Comme beaucoup de jeunes danseurs, Cardoso voyage au gré des engagements, tantôt à Madrid (pour Fabian Thomé Duten), à Aarhuis (pour la compagnie queer « Him, Her and It Productions » avec laquelle il est nominé pour le prix du meilleur danseur au Danemark) et jamais loin du Luxembourg. Ici, il travaille avec Giovanni Zazzera, Jill Crovisier, Sarah Baltzinger ou Léa Tirabasso.

« Quand on est interprète, on est comme une éponge, on apprend, on regarde, on creuse pour se mettre au service du chorégraphe. » Danser pour les autres, c’est bien. Créer ses propres chorégraphies, c’est mieux. Dès ses débuts, déjà au Conservatoire, William Cardoso a imaginé des ébauches de spectacles, rassemblé des idées de costumes ou de musique dans des carnets. « J’ai toujours beaucoup écrit, pris des notes sur ce que je lisais ou voyais comme œuvres d’art ». Il crée sa compagnie en 2020 et peut compter sur le soutien du Trois C-L qui épaule les « talents émergents ».

Très vite donc, il présente une première création, Raum. Née pendant le premier confinement, la pièce a été transformée lors d’une résidence en Pologne. Cardoso danse en duo avec Cheyenne Vallejo autour de thématiques difficiles à affronter comme la dépression et la santé mentale. « Comme je vois la danse comme une sorte de thérapie, de catharsis. Il fallait que je parle de ces aspects obscurs de l’existence », explique-t-il. Dès cette première création, on trouve les germes de ce qui fait la singularité du chorégraphe : une physicalité un peu brutale, une sorte d’urgence à crier l’injustice, un bouillonnement prêt à exploser. Tout cela servi par des corps exposés, brûlants et nus.

« L’authenticité et la sincérité des sentiments ne peuvent pas se représenter en costume », explique le chorégraphe. Il veut que l’on voie l’effort physique, le souffle, la transpiration. Il considère que le corps nu révèle la vulnérabilité des danseurs qui expriment ainsi leurs émotions. Contrairement à ce qui est généralement admis, être vulnérable n’est pas, à son sens, une faiblesse, « au contraire, la faiblesse est de se construire une carapace et ne pas être soi-même ». Pour le danseur et chorégraphe, être nu sur scène témoigne d’une conscience de soi et de l’affirmation de son identité à travers les yeux du public. « Pour chaque projet, je me demande qui je suis aujourd’hui, quel est mon message, quelles sont mes préoccupations. » Ainsi, pour Dear Mum, il voulait éprouver et montrer son corps « fébrile et cassé, loin des standards des danseurs musclés ».

Chaque spectacle puise ainsi dans le vécu de l’artiste, dans une volonté de partage d’expérience, « pour que les personnes qui sont comme moi sachent qu’elles ne sont pas seules, qu’elles sont comprises dans leurs difficultés et leur détresse. » Après Raum et Dear Mum, les deux pièces Baby (2023), puis Angriff (créé au Kinneksbond mi-octobre) parlent d’amour, mais pas du tout sur un mode romantique. Dans les deux cas, Cardoso a choisi de ne pas être sur scène. Alice De Maio et Cheyenne Vallejo sont les interprètes de Baby où il est question de violence et de conflit « entre notre voix intérieure et la personne que nous sommes à l’extérieur ». Dans Angriff, le conflit n’est plus personnel, mais sociétal. Kilian Löderbusch et Edoardo Nocciola représentent un couple qui se défend contre les attaques du monde extérieur. « L’amour devrait être la clé pour l’harmonie, mais on se trouve toujours dans une impasse où la violence prend le dessus », explique le chorégraphe. Il a voulu faire de ce couple de garçons un couple universel qui ne peut échapper à la violence du réel. Pour cela, il puise dans l’histoire de l’art et l’iconographie religieuse. On voit des références à une pietà, à un écorché, au partage du fruit défendu, au rituel de la toilette comme une Marie-Madeleine lavant les pieds de Jésus.

Le duo présenté dans Angriff passe de l’harmonie au chaos, de l’amour à la haine, de la dépendance au mépris, mettant en lumière différentes dynamiques de pouvoir et de conflit. « Il s’agit de rendre visible, d’oser parler, de lever le poing, d’assumer sans gêne nos corps et nos amours, et surtout sans craindre le regard de celles et ceux qui nous observent. » Brisant le quatrième mur, allant jusqu’à frôler les spectateurs du premier rang, la pièce place le public en position parfois inconfortable. Le « in your face » se révèle littéral et explicite. « La violence envers les homosexuels est telle que je ne peux pas ne pas en parler. Je ne veux pas m’enfermer dans des concepts froids et techniques. »

Pour arriver à un tel lâcher prise et une telle proximité de la part de ses danseurs, William Cardoso travaille longtemps en amont. « Déjà au moment des auditions, j’observe comment les corps sont ancrés au sol, leur poids, leur puissance. Il faut que les danseurs puissent porter et supporter mon histoire. » Le chorégraphe explique que chaque jour, il place les danseurs à genoux, front contre front, pour qu’ils ressentent la respiration et le rythme de l’autre. Il prône l’écoute et le dialogue « pour que chacun exprime ses limites et s’ouvre émotionnellement ». D’autant plus qu’il se souvient d’expériences en tant que danseur où il s’est senti violenté et poussé au-delà de ses limites. Aussi il milite pour lutter contre les abus de pouvoir dans les arts de la scène à travers le groupe de travail Unmute Power Abuse. « Le Luxembourg est assez en retard pour ce qui est des dénonciations des abus et de l’écoute des victimes ». À travers des rencontres et des formations, les partenaires entendent sensibiliser les professionnels à ces sujets et offrir un cadre sécurisé aux victimes.

L’agenda de William Cardoso est déjà bien rempli pour les mois à venir. Il a obtenu la nouvelle « Bourse Expédition » de Kultur:LX qui lui offre un soutien financier et un encadrement technique pour préparer pendant deux ans (2024-2025) une nouvelle création. Plusieurs résidences sont prévues pour travailler sur Deadline, son nouveau spectacle. « J’ai vécu une rupture difficile. Ce sera mon sujet. Pas seulement dans un couple, mais aussi par rapport aux frontières et à la déchirure de vivre ailleurs. » La première aura lieu dans un an, en novembre 2025 au Grand Théâtre de Luxembourg.

France Clarinval
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