Délégations de personnel

Combat de coqs

d'Lëtzebuerger Land vom 11.02.2010

La tentative d’éviction du représentant des quelque 3 800 salariés de l’entreprise de supermarchés, le 3 novembre 2009, est perçue par le milieu syndical comme une déclaration de guerre venant d’un des principaux employeurs luxembourgeois. La mise à pied pour faute grave et l’introduction d’une demande de résiliation de contrat auprès du tribunal de travail de Luxembourg ont, aux yeux des syndicats, comme objectif de servir de leçon aux autres membres de la délégation, intimidés et rendus dociles par l’action musclée de la direction, qui, à la demande du Land, ne souhaite toutefois pas commenter ce dossier.

Pourtant, l’histoire avait commencé sous une bonne étoile. Salarié auprès du groupe Cactus depuis 1986, en charge des rayons fruits et légumes, Patrick Ourth était délégué du personnel depuis 1993. En 2003 fut créée une délégation avec cinq représentants des salariés de tous les établissements de la société : deux membres de l’OGBL, un membre du LCGB et un autre de la liste « maison ». Ils furent détachés de leur fonction pour se consacrer à leur tâche syndicale et la direction jouait pleinement le jeu. En janvier 2004, celle-ci les déchargea de l’obligation de pointer leurs présences, présumant que « chacun d’eux sait honorer les responsabilités lui accordées pendant la durée du mandat ». Les délégués étaient aussi libres de se rendre sur la trentaine de sites du groupe, pour veiller à ce que les ouvriers et employés puissent travailler dans des conditions correctes, le directeur des ressources humaines en avait informé les chefs de service et gérants des différents sites dès l’entrée en fonction des délégués en 2003.

Cependant, la situation s’est dégradée en 2008, suite aux négociations difficiles de la nouvelle convention collective. Il a même fallu recourir aux bons offices de l’Inspection du travail et des mines (ITM) pour concilier les deux parties. Finalement, l’accord fut considéré comme une victoire pour la délégation du personnel, la direction ayant du mal à digérer sa défaite. Mauvaise perdante ? Depuis ce moment-là, le conflit se déplaça sur un autre terrain, assorti d’attaques personnelles, d’agressions verbales et d’insultes. Les résultats des élections sociales de 2008 vinrent ajouter de l’huile sur le feu, car le président de la délégation remporta haut la main ce scrutin : la liste OGBL avait obtenu 21 mandats, le LCGB en avait trois et la liste « maison » obtint sept mandats.

Mais la direction n’avait pas encore dit son dernier mot. Dorénavant, d’autres mesures allaient être prises, rendant plus difficiles les conditions de travail des membres de la délégation, minant la confiance entre patrons et délégation. Certains représentants du personnel furent même soupçonnés par leurs collègues d’être des taupes, allant rapporter les nouvelles chaudes à la direction.

D’abord, les réunions des délégués ne furent plus automatiquement comptées comme des heures de travail par la direction. Ensuite, le délégué à la sécurité s’est vu refuser un bureau et du matériel qu’il considérait comme étant nécessaire pour accomplir sa mission. Là encore, l’ITM a dû intervenir en sa faveur. Il y a encore eu un rappel à l’ordre de la part de l’Inspection lors de dépassements des horaires dans le secteur de la boucherie du groupe.

L’introduction de l’obligation de pointage l’année dernière a été interprétée comme une grave entrave à la liberté de mouvement des délégués et le refus de s’expliquer de la part de la direction a fini par chauffer les esprits. Comme leurs bureaux sont situés à Windhof, les représentants du personnel furent priés de pointer leurs entrées et sorties à cet endroit-là. Or, comme une de leurs fonctions principales est de se rendre sur le terrain pour visiter les différents sites du groupe et parler au personnel, l’utilité du nouveau système d’enregistrement ne fut pas reconnue par les personnes concernées. Patrick Ourth connaît aujourd’hui la raison de cette nouvelle consigne, car ces données servent maintenant à démontrer la faute grave. Son employeur lui reproche maintenant de ne pas avoir effectué son temps de travail, comme le système de pointage n’a enregistré que sa présence sur le site de Windhof et non ses déplacements à l’extérieur. À ce moment-là, il ne semble pas avoir compris l’astuce – ou l’avoir prise au sérieux –, ayant négligé de répertorier à chaque fois ses entrées et sorties du site. Le même problème se pose pour certains frais de déplacement.

Pour son avocat Albert Rodesch, « la manœuvre de l’employeur est des plus transparentes : empêcher les délégués d’entrer en contact avec les 3 800 salariés du groupe comme par le passé pour les empêcher à faire correctement leur travail, les espionner à l’intérieur du magasin, sous contrôle caméra, contrôler leurs activités, allées et venues. » Selon lui, cette stratégie de harcèlement est confortée par le fait que des délégués se sont vus refuser l’accès à certains magasins parce qu’ils n’avaient pas annoncé leur venue. Car ils avaient été priés de déclarer aux patrons où ils allaient et avec qui ils avaient rendez-vous. Ceci fut vécu comme une nouvelle entrave à la mission du délégué, avec l’intention de décourager les membres du personnel de s’adresser à leurs représentants pour se plaindre de mauvaises conditions de travail par exemple. La délégation reprochait aussi à la direction d’avoir modifié la convention collective, introduisant de nouveaux barèmes de salaires qui n’avaient pas été validés par les représentants du personnel. Outrés, les président et vice-présidents ont alors adressé une lettre au directeur des ressources humaines en octobre 2009, la goutte qui fit déborder le vase.

La mise à pied avec effet immédiat fut lancée contre Patrick Ourth avec pour motifs que les nouvelles consignes n’avaient pas été respectées et qu’il avait envoyé à la direction un courrier « hautement irrespectueux, calomnieux et injurieux ». Ces « fautes graves » justifiaient, aux yeux de la direction, l’introduction au tribunal du travail, d’une requête en résiliation du contrat de travail. Cependant, en décembre, la juridiction ordonna en référé de maintenir la rémunération du délégué tant que les juges n’auront pas tranché le fond de l’affaire, car « il persiste un doute sur la régularité de la mise à pied ». Il continuera donc de recevoir son salaire tant qu’il n’y aura pas de solution définitive à ce conflit.

La législation sur les délégations du personnel, les comités mixtes et la cogestion date des années 1970. L’ancien ministre du Travail François Biltgen (CSV) avait élaboré un avant-projet de loi en 2004, soumis au Conseil économique et social pour avis. Dans la déclaration gouvernementale de l’année dernière, les ministres ont assuré que « dans le cadre de l’économie de marché, le dialogue social au niveau des entreprises est d’une importance primordiale. Dans un objectif de démocratisation de l’économie et de modernisation des instruments actuels provenant de l’âge industriel, le Gouvernement appuiera les grandes lignes de l’avant-projet de loi soumis par le Ministre du Travail et de l’Emploi au Conseil économique et social (CES) au courant de la législature précédente. » Le CES devrait finaliser son avis à la mi-mars. Or, il est peu probable que les différentes parties pourront se mettre d’accord sur un texte.

Avec le clivage traditionnel patronat/salariés, où les uns ne voient pas l’intérêt d’accorder plus de droits aux délégués du personnel, ni de baisser le nombre de salariés à partir duquel un comité de cogestion devient nécessaire, il est difficile de trouver un terrain d’entente. Selon Patrick Dury, secrétaire syndical du LCGB, les fondements du dialogue social sont remis en question. Le discours des dirigeants d’entreprise n’est pas honnête selon lui : « Comptez les jours de grève au Luxembourg, faites une comparaison avec ce qui se passe dans les pays voisins ! L’attitude des dirigeants n’est pas sérieuse. Si nous voulons adopter une dictature du capitalisme, il faut au moins avoir la décence de le dire ouvertement. » Et de critiquer le comportement des représentants des chambres patronales, qui ne sont pour lui rien d’autre que des fonctionnaires, sans contact avec la réalité du terrain, alors qu’en réalité, « dans la grande majorité des cas, le dialogue fonctionne très bien dans les entreprises ». Même si les discussions sont parfois difficiles, elles ne mettent pas en danger l’existence des entreprises comme certains veulent le faire croire.

Il faut selon lui une amélioration des structures, une clarification des moyens mis à la disposition des délégués, redéfinir le rôle des syndicats, les listes syndicales et les liens avec les représentants dans les entreprises. Pour le syndicaliste, l’exemple du groupe Cactus montre bien que la protection des délégués doit être renforcée et la grande lacune du texte de l’avant-projet est que certains flous persistent. « Il faut un texte qui permette de savoir à quoi s’en tenir, maintient-il, c’est par exemple le cas des nouveaux chefs d’entreprise qui viennent de l’étranger auxquels il faut à chaque fois expliquer en quoi consiste le modèle social luxembourgeois. Je ne pense pas que nous risquions de retomber dans le communisme, juste parce que nous disposons d’une législation progressiste. »

Pour Jean-Claude Bernardini de l’OGBL aussi, l’exemple Cactus montre que la législation n’est plus adaptée – elle avait été conçue dans un contexte sidérurgique. Mais même l’avant-projet de 2004 n’est plus actuel, car il a été rédigé avant l’introduction du statut unique. Dans le contexte actuel, le secrétaire central est interpellé par les plans sociaux des entreprises, les mesures de maintien dans l’emploi qui restent sans effets. « Il faut aussi considérer que les salariés ont changé, ils sont mieux formés et ils ont d’autres attentes qu’il y a trente ans. Cela ne concerne pas seulement la crise actuelle : il faut que les délégués aient accès à plus d’informations de la part des entreprises pour pouvoir évaluer les situations économiques dans lesquelles elles se trouvent. »

Le CES adoptera donc très probablement deux avis différents sur l’avant-projet de loi Biltgen, reflétant les deux points de vue opposés des syndicats et du patronat. Ensuite, il faudra encore réécrire et adapter le texte avant de le soumettre au Conseil des ministres et le déposer au parlement. Il ne faudra donc pas s’attendre à un heureux dénouement dans les prochaines années.

Dans l’intervalle, il vaudra mieux s’en tenir à la jurisprudence des tribunaux. En ce qui concerne le sort de Patrick Ourth, une audience est fixée au 1er mars.

anne heniqui
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