Chroniques de la Cour

Question de prestiges

d'Lëtzebuerger Land vom 06.12.2019

Une justice européenne abritée dans des constructions pharaoniques, des juges qui roulent en voiture de luxe avec chauffeur particulier. Une ostentation destinée à frapper les esprits même si elles choquent les visiteurs enclins à plus de sobriété, même si  la presse britannique la dénonce au nom de la défense du contribuable européen. Ce prestige, la Cour veut aussi qu’il soit intellectuel. Elle est la Cour suprême de l’Europe, celle qui parle d’égale à égale avec la Cour suprême des États-Unis, qui entame de grands débats sur l’avenir juridique de l’Union européenne avec les cours constitutionnelles des États-membres. Du petit juge national au président de cour d’appel, tous lui posent des questions de droit européen. Elle est la gardienne des Traités. En interprétant le droit de l’Union, elle permet qu’il soit appliqué de manière uniforme de Stockholm à La Valette. Ce sont les fameuses questions préjudicielles qu’un avocat britannique a comparé au Aktenversendung qui, dès le XVème siècle, dans le Saint-Empire, permettait à un juge non qualifié d’envoyer une question juridique à des universitaires pour y voir plus clair. La Cour se garde aussi une compétence qui a du prestige. Elle tranche les litiges entre la Commission et un État-membre accusé de violation des règles européennes.

Et puis il y a le Tribunal européen, la juridiction inférieure. Le Tribunal que la Cour a créé à l’origine pour se décharger des dossiers peu « valorisant » de la fonction publique européenne. Le contentieux des fonctionnaires qui ont maille à partir avec leur employeur, une des

institutions ou organes de l’Union. Sa naissance plébéienne – un simple tribunal du travail - l’a marqué. Il a développé un complexe d’infériorité puis il a été soigneusement entretenu par la Cour. Cela lui colle à la peau. Pourtant, rapidement, il obtient le droit de la concurrence, des affaires plus glamour. Fusions boiteuses, cloisonnement des marchés, fixation de prix illégale valent à des entreprises de grosses amendes infligées par Bruxelles, qu’elles contestent ensuite devant le Tribunal. Heure de gloire pour les juges d’alors qui abordent ces dossiers avec enthousiasme, organisant des audiences fleuves, des grand-messes auxquelles participent avocats et médias et qui leur valent une solide réputation de compétence. Un juge racontait qu’ayant été juge rapporteur dans une affaire célèbre- il l’a connaissait donc parfaitement - il aurait pu faire le tour du monde s’il avait accepté toutes les invitations reçues pour en parler.

Le Tribunal traite aussi les affaires de marques qui viennent de l’Office européen d’Alicante ainsi que du contentieux dit du « gel des avoirs ». Ce sont les terroristes, les dictateurs ou les chefs de bandes, ou présumés tels, qui contestent leur présence sur les listes de personnes ou d’entités dont les actifs financiers sont gelés par le Conseil de l’UE. Les premières affaires font sensation. Au fait de sa gloire, le Tribunal se voit lester  des affaires de fonctionnaires lesquelles en 2005 échéent dans un tribunal spécialisé conçu exprès pour eux, le Tribunal de la fonction publique. Le Tribunal devient leur « cour d’appel » et aurait pu être dans le futur celle d’autres tribunaux spécialisés. 

Mais en quelques années la situation a changé. Les affaires de concurrence font toujours la une des journaux, mais elles sont rares. La politique de la Commission a évolué. Elle ne distribue plus les amendes à tour de bras, mais négocie avec les entreprises en amont, rendant les procès inutiles. Les dictateurs ou autres voyous internationaux sont encore nombreux, mais qui s’intéresse encore à leurs démêlés avec le conseil de l’Union européenne? Et le Tribunal de la fonction publique a disparu. La possibilité de créer d’autres tribunaux spécialisés a disparu avec lui. 

Le Tribunal aurait encore pu agrémenter son prestige s’il avait obtenu le droit de devenir le tribunal de tous les citoyens. Il y a vingt ans, il a bien essayé d’ouvrir ses portes au justiciable ordinaire, celui qui estime que la Commission de Bruxelles, par une de ses mesures, lui a causé un préjudice. Et il y en a! La Cour l’en a empêché. Il n’est donc plus qu’un simple tribunal de première instance auquel seules quelques catégories de justiciables peuvent s’adresser. Et encore, à voir le nombre d’affaires entrées cette année au Greffe du Tribunal., ils ne s’y bousculent pas.

Avec sa multitude de juges, cinquante- six en tous, côté prestige, il est au fond du trou. Trop peu de travail. Cela fait d’eux la risée du monde judiciaire. Attribuer au Tribunal d’autres compétences permettrait à celui-ci d’avoir non pas du prestige, on n’en est pas là, mais simplement des dossiers à traiter. Et en même temps cela déchargerait la Cour qui, à l’aune européenne, commence à en avoir trop ! Les questions préjudicielles douanières de fiscalité indirecte ou de sécurité sociale auraient pu être transférées au Tribunal. La Cour se serait garder les grands dossiers sur la citoyenneté européenne, le marché intérieur ou l’intégration économique …mais elle s’est ravisée. Une petite affaire de tarif douanier commun peut cacher une question plus importante voire de principe, surtout à l’heure du Brexit. Pas question de la laisser au Tribunal. Et Dieu sait où peut mener un insignifiant dossier de frontalier!  Elle seule doit trancher. Quel est donc l’avenir du Tribunal ? Personne ne sait. Faute de vision d’ensemble, tout n’est que bricolage. « Et le pire c’est que tout le monde s’en fout ! », conclut un avocat désabusé.

Dominique Seytre
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