Little Russia Liudmila la gérante de café, Olga la prof de langues, Georges le pope, Anna la directrice d’école et Oksana l’organisatrice de bal. Cinq ambassadeurs de la communauté russe du Luxembourg (environ 2 000 personnes) partagent, dans le dernier City Mag, leur amour pour le pays et pour la Ville. En point de mire, la neuvième édition du bal de charité russe, organisé au Cercle municipal le 18 janvier. « C’est une manière de se réunir entre compatriotes, mais aussi de dépasser certaines idées préconçues », explique Oksana, responsable de cet événement immanquablement parrainé par les ministres de l’Économie depuis sa création (Jeannot Krecké, puis Étienne Schneider, LSAP). « La Russie, ce n’est pas que la politique, ce sont aussi ses gens, son ambiance, sa musique, ses danses », poursuit-elle. Mais qu’en est-il des affaires ?
Deux clans se livrent bataille dans et en marge des tribunaux depuis plus de trois ans. Le 4 mars, veille de la visite du Premier ministre russe Dmitry Medvedev à Luxembourg, une « annonce » parue dans le Wort porte le conflit dans la sphère publique. Là où paraissent usuellement les avis d’assemblée générale des sociétés figure cette fois une attaque frontale envers la plus emblématique des banques russes1 de la place. Le titre : « Une enquête pénale en cours contre EWUB, certains membres de son conseil d’administration et Sistema » (d’Land, 8/03/2019). Une société privée accapare un espace médiatique pour diffuser une « information ». « Le groupe Loyal Capital Group indique qu’à sa connaissance, une plainte pénale avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction à Luxembourg a été déposée contre la banque luxembourgeoise East West United Bank », est-il écrit. La « trame de fond » est révélée dans la phrase suivante : une facilité de crédit de cent millions de dollars accordée par la banque au groupe financier Loyal en 2014 et qui a mal tourné. Cent millions de dollars, c’est alors un tiers du portefeuille « crédits et avances aux clients » de l’établissement plutôt boutique.
Vodka, football, azote En août 2016, les relations entre EWUB, banque appartenant au conglomérat Sistema de Vladimir Evtushenkov (milliardaire et par ailleurs consul honoraire du Luxembourg en Russie), et Loyal Capital Group, société de participations financières du Géorgien Roman Pipia (entrepreneur qui a commencé sa carrière dans les années 1990 avec la vente de vodka et qui s’est diversifié dans l’agriculture, le catering, la chimie et le football) se détériorent. Le créancier met son débiteur en défaut de paiement. Seuls sept petits millions d’euros ont été remboursés. Loyal Capital accuse l’émetteur de son crédit d’avoir fait capoter sa restructuration, laquelle impliquait la Banque de Géorgie (déjà créancière de Loyal) et la Banque européenne de reconstruction et de développement.
EWUB a assigné Loyal en octobre 2016 pour récupérer son argent. En juillet 2017, le tribunal du Luxembourg condamne Loyal à payer à EWUB les 94 millions d’euros manquants (avec intérêts conventionnels de 13,5 pour cent). Roman Pipia fait appel et contre-attaque. Il dépose plainte avec constitution de partie civile contre EWUB et les membres de son conseil d’administration, parmi lesquels Natalia
Evtushenkova, épouse de Vladimir, et Jeannot Krecké, ami et homme de confiance du milliardaire russe, pour notamment escroquerie et violation du secret bancaire. Dans cette plainte, objet de la publicité dans le Wort, il accuse la banque et son actionnaire Sistema d’avoir fait capoter l’emprunt pour récupérer, pour un prix modique, les 45 pour cent d’une usine de production de nitrate d’ammonium en Géorgie, Rustavi Azot, qu’il possède. Elle est valorisée 385 millions de dollars dans la plainte, mais elle a entretemps périclité, puis a été vendue. Roman Pipia en veut à EWUB et surtout à son actionnaire d’avoir, dit-il, précipité la perte de l’entreprise en truquant les potentiels réinvestissements envisagés via des consortiums financiers. Il accuse en outre la banque d’avoir négocié une garantie de l’emprunt avec Metkombank, qui a à son tour accordé novation à la maison-mère Sistema, via des contrats « secrets » déposés en l’étude Bonn Steichen & Partners. Ce qui pousse Roman Pipia à croire que Sistema voulait, en cachette, s’accaparer les garanties du prêt et donc l’usine en Géorgie. Le scénario présenté est alambiqué, mais assez plausible pour que le cabinet d’instruction en charge de la plainte lui accorde un intérêt… toutefois mesuré.
Inside man Dans le cadre de la transaction avec Loyal, une autre procédure judiciaire offre une vue précise des développements à l’intérieur de la banque (ainsi que de l’écosystème mis en ordre de marche sur la place financière dans ce genre de situation). Il s’agit du jugement consécutif à l’assignation d’EWUB par son ancien responsable des crédits structurés et du prêt à Loyal, Monsieur G.2. Il s’est fait licencier avant d’honorer son deuxième congé parental prévu en avril 2016. La date de la décision, le 26 mars de cette année, explique le timing de l’annonce parue dans le Wort. L’objectif était moins de faire de la mauvaise pub au groupe Sistema auprès de Dmitry Medvedev, en espérant qu’il ouvre le quotidien de Gasperich à son arrivée à l’hôtel, que de donner une mauvaise opinion de la banque, notamment auprès du magistrat en charge de la plainte de l’ancien employé. Dans cette logique, l’on comprend la promptitude de la banque et de ses conseillers juridiques à éteindre l’incendie. East West a vite fait savoir qu’elle engageait deux procédures pour dénonciation calomnieuse, l’une en citation directe et l’autre au civil.
Le jugement du 26 mars statuant sur le licenciement de Monsieur G. lève le voile sur ce « prêt pourri » qui pollue les comptes de l’établissement et tend ses relations avec le régulateur, la CSSF. D’abord la banque accuse l’intéressé, qui y travaillait depuis juillet 2013, d’avoir manigancé avec l’administrateur délégué de l’époque, Svetlana Fedotova, pour réaliser la facilité de crédit en catimini. Les « accords secrets » signés chez BSP au nom de la banque, prétendument « à l’insu du conseil d’administration, des dirigeants et des départements de contrôle du risque » selon la défense, ont constitué une « menace existentielle » pour l’établissement. Celui-ci se retrouvait alors de fait « en violation de la réglementation des grands risques et (…) exposé à des sanctions de la part de la CSSF, voire encore à une menace de sa solvabilité », disent les avocats.
Abusé Jeannot Krecké, au conseil d’administration depuis le 28 février 2013, soit un an après son départ du gouvernement, en a pris la présidence le 18 mai 2015. Il fait le ménage d’emblée. Svetlana Fedotova, qui avait conduit la politique d’expansion de la banque au cours des derniers mois, saute en septembre. Le cabinet d’audit PWC est mandaté pour mener une enquête sur le prêt. Selon un rapport intermédiaire daté du 28 janvier 2016 cité dans les écrits et à l’audience, Monsieur G. serait coupable d’agissements frauduleux, notamment par la mise en place de garanties cachées et sous séquestre chez BSP, et de manque de coopération pendant l’investigation. EWUB se retourne même contre l’intéressé et lui demande six millions d’euros, pour partie liés aux honoraires des avocats et auditeurs qui ont travaillé sur le dossier. 90 000 euros pour Arendt & Medernach, 50 000 pour Morgan Lewis, 80 000 pour Lutgen + Associés, 35 000 pour BSP et plus de 300 000 pour l’enquête de PWC.
Les avocats reprochent en outre à Monsieur G. d’avoir accepté de la part de Loyal Capital Group une montre estimée à 5 000 euros lors d’un dîner organisé pour célébrer l’achèvement du crédit et d’avoir tenté d’occulter le nom de son employeur sur ses fiches de salaire quelques semaines à peine après son licenciement d’EWUB. Il s’agit de Loyal Capital Group. Monsieur G. conteste vigoureusement les accusations formulées et indique avoir travaillé sur l’emprunt conformément aux procédures de la banque et en informant les personnes concernées. Pour la montre, il répond ne pas avoir été le seul à en avoir reçue.
In fine, pour la juge Simone Pelles, les motifs à l’appui du licenciement sont imprécis et tardifs et celui-ci est à considérer comme abusif. Svetlana Fedotova et Monsieur G. auraient-t-ils servis de fusibles pour justifier la bourde à cent millions ? EWUB est condamnée à verser 69 000 euros (dont 10 000 de frais de procédure) à Monsieur G.. La juge relève en outre que procéder au licenciement d’un salarié avec effet immédiat, même si cette mesure est justifiée, « ce qui ne l’est pas à en l’espèce », constitue un risque inhérent à l’entreprise auquel doit faire face un employeur et qu’il doit le supporter. La juge doute en outre de l’existence même du rapport de PWC. « EWUB se contente à produire trois factures établies par PWC dans lesquelles ne figure aucune référence explicite à l’enquête discutée ci-avant, mais portent la référence à des services rendus pour le projet ‘Alazani’ (un cours d’eau en Géorgie, ndlr) et à une ‘Letter of Engagement dated December 28, 2015’ ». Coïncidence notable. Dider Mouget, associé de PwC jusqu’en juin 2016 (en chef jusqu’en 2015), est administrateur indépendant de East West depuis juillet 2016.
EWUB a fait appel du jugement. Toutes les procédures sont encore ouvertes et les parties continuent de se livrer bataille en coulisse. Parfois en diffusant des rumeurs vouées à fragiliser la partie adverse. À celle concernant la possible vente d’EWUB à Sberbank (une autre banque russe) suite à une visite au Grand-Duché de son patron German Gref mi-novembre, Jeannot Krecké répond d’emblée que la banque n’est pas à vendre. « Evtushenkov veut la garder. Gref était quelques heures à Luxembourg pour voir The House of Startups et me dire bonjour. C’est un ami », poursuit l’ancien ministre. Voilà qui nous ramène à l’esprit de camaraderie véhiculé par le bal russe… dont EWUB est l’un des principaux sponsors.