Quand le nom de l’ex-agent du Srel, Frank Schneider, ressurgit dans le procès d’un blanchisseur d’argent sale à New York

That’s the one story

d'Lëtzebuerger Land vom 29.11.2019

Vieille connaissance « Après la disparition de Ruja Ignatova, qu’avez vous fait ?» demande le procureur des États-Unis, Nicholas Folly, à l’inculpé Konstantin Ignatov. « J’ai cherché l’argent de OneCoin. J’ai parlé à Frank Schneider. » « Qui est-ce ? », demande encore le représentant de la Justice. « Celui qui a appris à Ruja que le FBI enquêtait sur elle. C’est un blanchisseur d’argent », poursuit-il au sujet de l’ancien cadre du service de renseignement luxembourgeois (Srel), à la tête aujourd’hui de la société de renseignement Sandstone.

L’échange retranscrit par le média Inner City Press se joue le 6 novembre au tribunal de New York. Un avocat américain, Mark Scott, est poursuivi pour avoir blanchi 400 millions de dollars détournés d’investisseurs de la cryptomonnaie, ou ce qu’ils prenaient comme telle. Le représentant du Department of Justice questionne le frère de Ruja Ignatova. Celle qu’on surnomme la « cryptoqueen » est portée disparue depuis octobre 2017. La Bulgare, 38 ans (si elle est bien encore en vie), dirigeait le groupe Onecoin, une société active entre Sofia et Dubaï qui vend des formations financières assorties de « jetons » (tokens) prétendument porteurs de valeur et échangeables à terme (en principe). Toutes les transactions et les valeurs respectives de chacune d’entre elles seraient supportées par la blockchain, disent ses promoteurs (il n’y en aurait pas selon ses détracteurs). De 2014 à 2017, Ruja Ignatova s’affiche en grande prêtresse de Onecoin, rival autoproclamé du Bitcoin.

En 2016, lors d’un show à Wembley devant des milliers de personnes, la charismatique fondatrice (égérie du bling bling aussi) annonce que « plus personne ne parlera du Bitcoin d’ici deux ans ». Ruja Ignatova se présente régulièrement avec plaisir devant ses fans en robe de haute couture, parure au cou et rouge à lèvre brillant. Cette fille de bonne famille bulgare arbore sa réussite de manière ostentatoire et plaide pour que chacun accède à la fortune. Sa cryptomonnaie vendue en paquets, de 140 à 118 000 euros, en offre l’opportunité à toutes les bourses. Dans la série de podcasts The Missing Cryptoqueen, la BBC explique que la distribution, en multi level marketing (MLM, comme chez Tupperware), procède comme une vente pyramidale. Des souscripteurs-vendeurs indépendants (independent marketing associates ou MLI) invitent leurs proches à investir. L’argent file dans un premier temps tout droit sur les comptes de Onecoin. Les merchants ne touchent de l’argent que quand ils ont atteint une certaine masse de clients et que ceux-là paient par son truchement. Le vendeur garde alors une commission. Mais quand les investisseurs s’aperçoivent que leurs jetons ne valent pas un clou et qu’ils ne peuvent liquider leur position, ils deviennent merchants eux-mêmes pour récupérer leur mise. Seule une souscription massive par leur intermédiaire le permet. Dévoiler le pot aux roses est contreproductif. La dynamique et l’omerta nourrissent la bête. La mode des monnaies virtuelles aussi. L’expérience Onecoin génère une frénésie collective permise par l’appartenance à un réseau auquel des personnes un peu en marge s’accrochent volontiers. En juin 2016, l’on voit débarquer au Technoport de Belval un duo français de vendeurs de rêve. La One Dream Team annonce que « l’avenir du paiement virtuel, c’est maintenant ». Contactée, la direction de l’incubateur se rappelle moins de l’événement que du fait que les organisateurs n’ont jamais réglé la facture, « malgré x relances ».

Billion dollar baby L’argent afflue vers la tête de la société bulgaro-émiratie. Entre deux et cinq milliards d’euros (selon les sources) sont collectés en trois ans. Onecoin revendique trois millions de membres ! Dans une enquête publiée en 2018, le média indépendant Streetpress détaille toutefois que de plus en plus de juridictions s’inquiètent. 25 pays auraient ouvert une enquête. De l’autre côté de la Moselle, la Bafin prend les choses au sérieux. Le régulateur vise dès décembre 2015 l’International Marketing Services GmbH (IMS). « Im Auftrag von Onecoin Ltd ließ sich die IMS von Anlegern, die in den Besitz von „Onecoins“ kommen wollten, die dafür zu leistenden Entgelte auf wechselnde Bankkonten bei verschiedenen Kreditinstituten in Deutschland überweisen und leitete die Gelder im Auftrag von Onecoin Ltd an Dritte insbesondere auch außerhalb Deutschlands weiter », explique la BaFin en avril 2017. Faute de licence, le régulateur fédéral interdit purement et simplement à Onecoin d’exercer des activités sous sa juridiction.

Au Luxembourg, la CSSF se contente d’un timide avertissement pour dire que Onecoin Ltd, « aussi présente sur les réseaux sociaux sous le nom Onecoin Luxembourg », ne relève pas de son champ de surveillance. Ce qui heurte le Landerneau bancaire, c’est la nomination quelques semaines plus tôt d’un Luxembourgeois à la tête du groupe international. En mai 2017, sur une scène de Macao, Ruja Ignatova invite Pitt Arens. L’ancien cadre d’ING, de la Bil, d’Invik et de Dexia déboule les bras levés sous de fébriles applaudissements. Celui qui n’a jamais vraiment trouvé sa place localement présente ses ambitions à l’international. Il dit d’abord vouloir faire tourner le « deal shaker », une plateforme d’achats sur laquelle il est possible de payer avec les « coins » maison, une sorte d’eBay du seconde-main, qui aurait le mérite ultime de justifier la détention de la cryptomonnaie, pour que la mécanique générale ne s’apparente pas trop à une vente verticale. Lors de son introduction, Pitt Arens insiste aussi sur la nécessité d’avoir « une société propre », « qu’il n’y ait plus de place pour la fraude ». « La blockchain commence avec le KYC (know your customer, ndlr). Les clients doivent montrer leurs passeports. On doit savoir qui détient les coins », clame-t-il sans trop convaincre. La faute peut-être à un interprète chinois peu communicatif. Pitt Arens claque la porte au début du mois d’octobre suivant, « de sa propre initiative », car il sentait des résistances dès qu’il mettait un peu plus son nez dans les affaires, assure ce mercredi son avocat François Prum depuis New York (où il séjournait pour des raisons privées). « Mais il n’a pas résilié dans le vide », assure le bâtonnier sortant, sous entendant que Ruja Ignatova n’avait pas encore pris la poudre d’escampette. Et Pitt Arens n’aurait jusqu’à maintenant été visé par aucune procédure, ni localement (CRF, CSSF, parquet) ni internationalement.

State of low Le principal problème est peut être là. Onecoin est née et s’est développée dans des zones géographiques où l’État de droit est fragilisé (en Europe de l’Est, en Russie ou en Asie). Le risque le plus élevé est celui de blanchiment. Streetpress évoque des relations dangereuses avec les mafias locales. Le média retrace notamment les cessions réalisées à pertes par Onecoin sur des terrains vendus à l’épouse du « roi de la cocaïne » bulgare. Streetpress raconte encore que l’ancienne patronne de Ruja Ignatova (elle dirigeait un fonds d’investissement avant de créer Onecoin) était la compagne du chef de la police bulgare, futur Premier ministre. Dans des télégrammes diplomatiques de la CIA repêchés sur Wikileaks par le média français, Tsvetelina Borislavova (tel est son nom) est accusée de « mener une activité de blanchiment à grande échelle pour le compte du crime organisé ». Le mal est enraciné. Un article du New York Times de 2010 cite un ancien chef du contre-espionnage bulgare : « Chaque pays a sa mafia, mais en Bulgarie, la mafia a un pays ».

Le frère de Ruja Ignatova se fait arrêter par le FBI à l’aéroport de Los Angeles le 6 mars 2019. Il est accusé d’avoir été à « la tête d’un système de vente pyramidale permis par une fraude informatique et la mise sur le marché d’une monnaie virtuelle frauduleuse dénommée Onecoin ». Dans son acte d’inculpation, sa sœur est en sus accusée de blanchiment d’argent, tout comme l’avocat Mark Scott, sur le grill judiciaire tout le mois dernier à New York. Le 21 novembre, il a été jugé coupable d’avoir blanchi 400 millions de dollars liés à Onecoin sur le sol américain… et d’en avoir encaissé au passage cinquante.

Les actes d’accusation ressemblent à des bandes-annonces de blockbusters hollywoodiens. « Onecoin was a cryptocurrency existing only in the minds of its creators. » « A multibillion-dollar cryptocurrency company based on lies and deceit. They promised big returns and minimal risks but, as alleged, this business was a pyramid scheme based on smoke and mirrors more than zeroes and ones. » « An old-school pyramid scheme on a new-school platform, compromising the integrity of New York’s financial system and defrauding investors out of billions. » « An old scam with a virtual twist. »

L’espion nie À la veille de son procès, au début du mois d’octobre, Konstantin Ignatov décide de plaider coupable (alors qu’il se déclarait innocent depuis le mois de mai). Lors de son audition le 6 novembre, celui qui bénéficiera à terme d’une remise de peine et du programme de mise en sécurité du DOJ déballe tout et balance notamment l’histoire selon laquelle l’ancien numéro trois du Srel, Frank Schneider, aurait informé Ruja Ignatova que son amant et conseiller financier, Gilbert Armenta, coopérait avec le FBI. Contacté, Frank Schneider nie en bloc ces affirmations.

Le directeur de la société de renseignement Sandstone explique, d’abord par l’intermédiaire de son avocat Laurent Ries, avoir été mandaté par Ruja Ignatova, entre mi-2015 et mi-2017, pour « un audit de sécurité et de risques de réputation ». « Il rencontrait Ruja Ignatova à Londres tous les trois mois avec ses avocats. Elle était visiblement dépassée par la gestion. Son entreprise était mal structurée », explique Laurent Ries. Frank Schneider précise ensuite lui-même que le frère, déjà assez instable, aurait été fragilisé par son incarcération dans « une prison difficile », ce qui l’aurait poussé à plaider coupable. Son témoignage sur l’arnaque Onecoin (Frank Schneider conteste le terme et considère que les clients achetaient bien des formations) tiendrait à la nécessité pour les Américains, « des juges qui veulent se faire bien voir », de constituer une infraction primaire nécessaire à la condamnation consécutive de l’avocat Mark Scott. Au sujet de la disparition de Ruja Ignatova, Frank Schneider espère qu’elle est encore « en vie et bien cachée ». Entre les lignes, il laisse croire qu’un autre sort lui a été réservé. Selon le FBI, la trace a été perdue à Athènes. Selon l’enquête de la BBC, Ruja Ignatova ferait des aller-retours entre la Russie et Dubaï.

Pierre Sorlut
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