Festival de Cannes

L’îlot luxembourgeois

d'Lëtzebuerger Land vom 20.05.2016

Du 12 au 14 mai, le Premier ministre luxembourgeois Xavier Bettel (DP) s’est rendu, dans ses fonctions multi-casquette de ministre de la Culture et de ministre des Médias et des Communications au 69e Festival de Cannes en vue d’honorer les professionnels du cinéma luxembourgeois de sa présence. Prônant dans son discours la sécurité et la cohésion sociale à travers la culture de laquelle le cinéma fait partie intégrante, il s’est félicité d’un secteur qui compte désormais plus de mille emplois et qui prospère en continuant le travail de diversification des accords de coproduction avec des pays comme l’Autriche ou le Canada. Nicolas Steil, le secrétaire général de l’Union des producteurs luxembourgeois (Ulpa), y a exprimé de nouveau ce qu’il avait déjà clairement formulé aux Assises du cinéma luxembourgeois en novembre 2015, à savoir que le cinéma luxembourgeois traverse une crise de croissance. Il a insisté de nouveau sur la nécessité d’un fonds structurel à base d’investissements privés, un projet qui a été soumis entretemps au gouvernement.

Deux tendances différentes se dessinent également au sein de l’Ulpa, entre les producteurs qui plaident pour une promotion accrue des talents nationaux et ceux qui luttent pour une pérennisation du système de coproduction avec les pays étrangers. Si l’avenir proche du cinéma luxembourgeois se situe sûrement entre ces deux tendances complémentaires, le gâteau que tout le monde doit se partager ne grandit pas pour l’instant. L’association des réalisateurs et des scénaristes luxembourgeois (Lars) a essayé d’attirer l’attention sur « la chose principale », comme dirait le personnage incarné par Marion Cotillard dans Mal de pierres de Nicole Garcia, à savoir un cinéma luxembourgeois de qualité, qu’il soit coproduit ou non, et qui affirmera au cours des années à venir de plus en plus sa diversité et sa spécificité. La prochaine vague du cinéma autochtone apparaîtra dès l’année prochaine avec les longs-métrages en cours de production de Max Jacoby, Govinda Van Maele, Jeff Desom, Laura Schroeder et Félix Koch. Par ailleurs, le Lars a attiré l’attention sur l’importance de la collaboration entre le Filmfund et RTL, qui a abouti à un nombre croissant de séries, à la fois dans le domaine du documentaire et de la fiction. Ces initiatives à faible coût permettent au vivier de talents luxembourgeois d’avoir du travail sur le court terme, alors qu’un long métrage s’étale au Luxembourg toujours sur une durée de entre trois et cinq ans. « Il faut abdiquer de cette idée totalement fausse au Luxembourg qu’on n’a pas le droit à l’erreur. Le patron d’Amazon a fait deux faillites avant de construire son entreprise phare », a proclamé le Premier ministre. Le terrain du long-métrage semble en effet encore souffrir d’une phase de développement tellement lourde et coûteuse en temps, qui peut empêcher les scénaristes et les réalisateurs à une prise de risque narrative ou formelle, pourtant synonyme d’inventivité et de fraîcheur cinématographique.

Présenté hors compétition, Bu-San-Haeng (Train to Busan) du Coréen Yeong Sang-Ho est un croisement protéiforme entre le film d’action et le film de zombies, avec comme décor dynamique un train à grande vitesse, non sans rappeler Snowpiercer (2013), l’autre film coréen récent se déroulant entièrement sur rails et en mouvement. Rehaussé de morts vivants, cet objet cinéphilique se focalise sur une relation père-fille ainsi qu’une poignée d’autres survivants qui sont traqués d’un wagon et d’une gare à l’autre par leurs compatriotes infectés. Un cinéma d’action mené tambour battant avec des attaques de revenants (le travelling vu du ciel sur une montagne de zombies s’accrochant à une locomotive vers la fin du film reste gravé dans la mémoire), des stratégies pour les déjouer, et un père qui apprend à lâcher prise de ses fonds spéculatifs pour s’occuper enfin de sa fille. Le pacte avec le réel se situe dans ce film de genre affirmé et assumé en tant que tel sur un plan symbolique et ne prétend pas rivaliser avec des œuvres en compétition, mais le rythme de cette orchestration entre moments de tension et moments de relâche est impressionnant et fait défaut dans une foule de films en compétition, qui semblent souvent souffrir d’un manque de vigueur narrative.

Enchaînant pendant huit ans des boulots en tant que videur, chauffeur de taxi et réparateur informatique avant de pouvoir mener à bien son premier film de fiction, Transfiguration est l’œuvre du grand timide Michael O’Shea qui bégaye sur scène, ayant du mal à croire qu’il est effectivement à Cannes, sélectionné dans la section Un certain regard. Bien que ce conte urbain d’amour et d’horreur souffre de ce cruel manque de rythme, la prémisse est étonnante. Les zombies laissent ici la place aux vampires sous la forme d’un garçon de quinze ans qui grandit dans un quartier défavorisé et qui se nourrit avec entrain du sang d’autres êtres humains qu’il traque. Passionné par les livres et les films de vampire qu’il dévore à ses heures perdues entre l’école et son foyer où il grandit seul avec son grand frère, il devient peu à peu évident que la figure du vampire est une échappatoire pour combler le vide de sa vie proche du seuil de pauvreté. Milo applique les codes des films de vampire sans que les artifices du cinéma ne suivent derrière, ce qui fait apparaître un fossé signifiant entre le mythe du genre et une réalité sociale crue.

Milo a un grand frère qui s’appelle Lewis, tout comme Maureen, le personnage principal incarné par Kristen Stewart dans le dernier film d’Olivier Assayas. À l’issue de la projection de presse, une perplexité inhabituelle a guetté la salle avec de nombreux journalistes qui huaient le film alors que d’autres l’applaudissaient. On passe du faux film de vampire au faux film de fantôme avec Maureen qui traque l’esprit de son frère jumeau défunt à travers une maison hantée et ses voyages entre Londres, Paris et Mascate. Assayas filme l’invisible avec élégance et s’amuse à passer pendant un quart d’heure au film muet rythmé uniquement par un échange de SMS. Mais c’est précisément l’émetteur de ces textos et l’intrigue secondaire de laquelle il est le nom qui rend le film anodin. L’assassinat banal sert à augmenter le suspense fantomatique avec une accroche dans le réel, sans pour autant aider le propos du film. Les amateurs de spiritisme trouveront leur compte dans ce pur produit de cinéma, alors que d’autres risquent d’en sortir frustrés à une époque où le lien de parenté entre le monde des fantômes et la projection sur toile d’êtres humains reproduits mécaniquement est depuis belle lurette entériné.

En se faufilant de nouveau dans la catégorie Un certain regard, la recherche d’œuvres entretenant un pacte plus étroit avec le réel pourrait a priori s’opérer avec un premier film comme La Danseuse de Stéphanie Giusto, vu qu’il raconte le destin de l’inventrice de la danse drapée, filmée déjà dans des saynètes colorées par les frères Lumière au début du XXe siècle. L’histoire de Loïe Fuller est passionnante, vu qu’elle a révolutionné la danse moderne avec l’invention d’une technique qui fût à la fois son succès et son fardeau. Deux bâtons lourds, portés à bout de bras, lui ont servi comme extension de ses mains afin de faire virevolter les draps de son costume sous les feux brûlants des projecteurs aux couleurs changeantes. Au-delà des séquences de danse qui nous propulsent dans des états de transe, et du lien affectif intéressant entre Loïe Fuller (le regard ténébreux de la chanteuse Soko est marquant et juste) et son compagnon de route (Gaspar Ulliel) qui la soutient sans que leur amour ne soit jamais consommé, le film n’évite malheureusement pas les clichés très lourds du film biographique en penchant de plus du côté du mélodrame auquel il devient difficile de croire, tellement les couches de sentiments dévoilées sont épaisses, à l’image du costume de Loïe Fuller auquel il manque la grâce et l’épure de sa rivale Isadora Duncan, l’autre icône de la danse moderne qui la poussera du trône.

L’œuvre phare qui a des grandes chances de décrocher soit la Palme d’or, soit un prix d’interprétation pour les prestations de Peter Simonishek et Sandra Hüller est le film allemand Toni Erdmann de Maren Ade. L’impossible projet d’une communication intergénérationnelle entre un père sexagénaire en pleine crise existentielle après la mort de son chien et sa fille quadragénaire glaciale qui n’arrive plus à vivre une émotion authentique dû à son ambition professionnelle démesurée et sa responsabilité ingrate qui l’oblige au licenciement d’ouvriers afin de moderniser des entreprises de pétrole à Bucarest, ne devient possible que grâce à l’humour et le recours à la comédie. Ici le genre est au service d’une rupture psychologique majeure. En visite en Roumanie, Winfried Conradi tente, en enchaînant les faux pas, de renouer le dialogue avec sa fille, sans jamais la toucher dans sa froideur inhumaine. Après de maintes tentatives, il se transforme en Toni Erdmann, son alter ego comique au dentier grotesque et à la perruque ridicule, et s’invite à chaque repas professionnel et rencard privé d’Ines. Vu que celle-ci a l’habitude du credo work hard, play hard, elle joue le jeu, et l’invite pour le coup à entrevoir le vrai dilemme qui la guette, en l’introduisant dans les ténèbres abyssales de sa responsabilité professionnelle et de sa débauche privée.

En rehaussant le quotidien maussade et dépressif de sa fille par une ouverture vers un monde imaginaire à travers le personnage rêvé qu’il incarne, Winfried Conradi abdique en apparence de son rôle de père, pour devenir un simple compagnon de route ludique. Mais c’est précisément ce pas vers l’imaginaire qui lui permet de redevenir le père d’Ines, car le masque de celle-ci se fissure au rythme des blagues qui s’intensifient. Exit la business woman et entrée la petite fille en totale perte de repères dans sa vie. Ines réapprend à être drôle et risque avec une blague osée le tout pour purifier ses rapports avec les êtres humains qui l’entourent. Dans un monde qui tend vers l’appauvrissement et l’aplatissement des rapports humains dû à un manque de temps chronique de tout un chacun pour les choses essentielles de la vie, ce film sincère de 162 minutes nous fait vivre une émotion authentique d’une profonde humanité, et atterrit ainsi comme une bombe sur le devant de la scène cinématographique.

Thierry Besseling
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