Le départ annoncé du siège UE de Pictet sonne comme une abjuration de la place bancaire luxembourgeoise. Risque idiosyncratique ou systémique ? On craint l’appel d’air

Apostasie

d'Lëtzebuerger Land du 09.04.2021

Au vif La rumeur s’est répandue comme une traînée de poudre en fin de semaine passée dans le Landerneau bancaire : le siège européen de la vénérable banque privée suisse Pictet va quitter Luxembourg pour Francfort. L’information est parvenue aux oreilles des médias (RTL et le Land) qui l’ont illico recoupée au siège genevois. Pris de court, le porte-parole du groupe a livré à la hâte une explication fournie par la hiérarchie que peu ici ont « achetée », d’aucuns parlant off the record de « bullshit ». Depuis Genève, on explique le départ de Pictet & Cie (Europe), qui sera achevé au deuxième semestre 2022, par une « décision stratégique visant à renforcer la présence de Pictet en Allemagne, qui est un marché de croissance clé pour le Groupe. » Grâce à la libre prestation de service, Pictet peut très bien développer son activité en Allemagne sans y déménager la licence bancaire, laquelle donne le droit de travailler à travers toute l’Europe, rétorque un observateur. Des théories sur l’exil s’échafaudent. Elles sont favorisées par le silence de la direction.  

Ce mardi matin, la perplexité se lit sur le site de Paperjam. L’article « Pictet & Cie (Europe) SA va quitter le Luxembourg » publié jeudi soir est précédé au classement des contenus les plus consultés par « Le Luxembourg, hub européen de la banque privée » publié vendredi (au-dessus, trois sujets alimentaires). Dans ce dernier article surtitré « The place to be », est vantée l’expérience multijuridictionnelle, laquelle attire « un nombre croissant de banques privées européennes sur la Place » si bien qu’il sera « sans doute difficile pour ses concurrents directs de la rattraper ». Ironique. Juste avant cet article dans le supplément auquel il était destiné, trône Pierre Étienne, administrateur délégué de Pictet & Cie (Europe) et président du Private Banking Group (PBGL) du lobby bancaire ABBL… qu’il vice-préside. « Ici, on peut accueillir le client dans sa langue et dans sa culture. (…) Notre pays semble moins affecté (par la crise multiforme du Covid-19, ndlr) que les pays voisins. Les directions des banques locales, qui dépendent d’une maison mère (étrangère ndlr), ont aussi un rôle actif à jouer (…), de porter le message au sein du groupe, de démontrer l’expertise et la compétence que l’on trouve ici. La proposition de valeur luxembourgeoise, transfrontalière, multijuridictionnelle, avec une large palette d’outils, nous confère un avantage compétitif unique », énumère le banquier. Ironique, encore. Contacté à plusieurs reprises durant la semaine, l’intéressé ne répond pas à nos questions, notamment celle de savoir s’il a réalisé l’entretien en connaissance du départ du siège de sa banque. 

L’établissement helvétique pèse son poids au Grand-Duché. Au pied des hautes tours du Kirchberg, Pictet emploie plus de 600 personnes dans une discrétion propre au marché sur lequel il opère, la gestion de fortune (les comptes 2019, consolidés avec les six succursales, recensent 627 cadres et salariés). Le département communication, qui n’a pas pu organiser de plan comm’, insiste sur le seul départ d’une quarantaine de collaborateurs et sur le maintien de nombreuses activités au Grand-Duché : Pictet Asset Services, Fund Partner Solutions, Wealth management, Asset management, Alternative Advisors ou encore Pictet Technologies. Si bien que l’entité luxembourgeoise restera, avec ces activités parabancaires, la deuxième implantation du groupe en dehors de Suisse. « Désaveu », titrions-nous (Land, 2.4.2021) en contrepoint au satisfecit de l’industrie financière post-Brexit. Le divorce entre le Royaume-Uni et l’Union européenne et la pandémie avaient renforcé la croyance en la sainte trinité de la place financière : AAA, multilinguisme et transparence. Pour ce qui concerne cette dernière, elle tient d’abord à la neutralité fiscale, c’est-à-dire à la possibilité de structurer un patrimoine international depuis le Luxembourg et de considérablement alléger le fardeau fiscal global, pilier du private banking maison. Mais la transparence en matière d’échange d’informations, reconnue par l’OCDE, est dorénavant portée par les gouvernements Bettel (DP), et notamment le titulaire aux Finances Pierre Gramegna (DP), comme l’étendard d’une nouvelle probité financière… que d’aucuns peinent à accepter d’ailleurs. La visite du Gafi en octobre et son rapport consécutif mettront (ou non) les points sur les i, mais le travail opéré par la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) depuis qu’elle est dirigée par Claude Marx (2016) fait dire aux opérateurs qu’on ne badine plus, ici, avec l’antiblanchiment. La tendance est européenne, mais beaucoup relèvent la minutie du régulateur luxembourgeois dans cette tâche.

Pictet goes offshore Dans ce contexte, l’annonce du départ du siège européen est comprise comme une volonté d’échapper à un certain zèle de la CSSF. La directive CRD V (capital requirement directive) votée en 2019 imposera d’ici fin 2023 aux groupes originaires d’un pays tiers de l’Union européenne (comme la Suisse) et qui disposent de plus de quarante milliards d’avoirs au sein de l’UE de créer une entreprise mère intermédiaire (intermediate parent undertaking ou IPU selon le sigle consacré dans le métier). Ce rassemblement a pour but de faciliter la supervision des activités d’un groupe financier sur le Vieux Continent, notamment au niveau prudentiel (gestion des risques de solvabilité et de liquidité). Les avoirs seront donc rassemblés dans un même pot pour en donner, au moins de manière comptable, une meilleure visibilité et lisibilité au régulateur, national ou européen selon la taille du bilan. Les groupes originaires de pays hors-UE doivent ainsi choisir laquelle de leurs entités en Union européenne deviendra l’IPU sur base de critères éminemment stratégiques. Or, le règlement relatif au mécanisme de surveillance unique exige qu’au-dessus d’un ratio de vingt pour cent entre les actifs totaux et le PIB de l’État membre d’établissement, la supervision passe à la Banque centrale européenne, en lieu et place du régulateur national. La banque devient systémique, dit-on trivialement (la valeur absolue des avoirs est un autre critère). 

Pictet & Compagnie est très bien renseignée d’un point de vue réglementaire. Son dirigeant Pierre Étienne siège au Haut comité de la place financière où ces discussions stratégiques sur l’imminence de l’IPU ont été menées ces dernières années. Il y retrouve Isabelle Goubin, ancienne haut-fonctionnaire, qui a rejoint quelques mois après son départ du ministère des Finances le conseil d’administration de la banque centenaire. L’intéressée, qui accumulait dossiers et mandats sur son bureau rue de la Congrégation, connaît la marge de manoeuvre politique à Bruxelles dans ce genre de discussion. Présidente de la CSSF jusqu’à son départ, elle sait aussi les orientations prises par la police de la place, notamment sa volonté de scruter les grands groupes, nous confie un observateur. Niveau expertise figurent également au conseil d’administration l’ancienne Managing Partner de PWC (société qui audite Pictet & Cie) Marie-Jeanne Chèvremont et Philippe Dupont, l’avocat des banques chez Arendt & Medernach, deux limiers. 

Fin 2019, Pictet & Cie comptait dix milliards de francs suisses (10,3 milliards d’euros à date) d’actifs dans ses livres et, selon la liste produite en janvier dernier par la BCE, la banque opère encore sous la vigilance de la CSSF (aujourd’hui 51 des 127 banques enregistrées au Grand-Duché sont surveillées depuis Francfort). Pictet & Cie (Europe) détient six succursales sur le Vieux Continent (Allemagne, Espagne, France, Italie, Royaume-Uni et Monaco), dont quatre en UE. Elle développe aussi depuis Luxembourg son activitié à Hong Kong. Et l’établissement compte de nombreuses filiales liées à ses activités de gestion de fortune. Selon son rapport 2019, Pictet & Cie (Europe) gérait 214 milliards de francs suisses (234 milliards d’euros) à la fin de l’exercice comptable (le dernier publié en date). Le conseil d’administration y note une augmentation de 17 pour cent, résultat d’une grosse arrivée de nouveaux clients et de performance d’investissement. La progression faisait suite à une baisse de huit pour cent des actifs sous gestion. En revanche les coûts ont augmenté de 23 pour cent la même année pour financer la nouvelle succursale de la Principauté (ouverte en janvier 2020) et les recrutements destinés à accélérer la croissance des activités de Wealth Management en Europe… et à Hong Kong. Ces fluctuations tiennent pour beaucoup à l’arrivée mi-2018 de l’emblématique banquier Boris Collardi parmi le très select club des associés de Pictet & Cie. En 215 ans d’existence, le groupe n’a connu que 43 associés et voilà que le directeur général de la concurrente de Pictet sur le segment des HNWIs, Julius Baer, débarque. L’Italo-Suisse est, depuis, chahuté dans les médias helvétiques. L’agence d’informations AWP rapporte qu’un autre associé historique du groupe (ainsi que des « employés de longue date ») a quitté Pictet, car « il ne reconnaît plus sa banque ». De plus, celui qui œuvre aussi dans les lobbys bancaires a fait l’objet d’une enquête du régulateur helvétique. L’Écho évoque un rapport de la Finma en février 2020 qui posait un « verdict accablant sur les agissements de Julius Baer dans les affaires de corruption présumées liées au groupe pétrolier vénézuélien PDVSA et la Fifa, la Fédération internationale de football, pour les années 2009 à 2018 ». Le 21 janvier dernier, à l’heure de déterminer les responsabilités individuelles, la Finma concède des difficultés à les établir et condamne simplement l’ancien dirigeant de Julius Baer sur la période, Boris Collardi, à un tout petit blâme, la plus riquiqui des condamnations possibles. Le 22 mars, le dirigeant de la Finma, Mark Branson, est annoncé en Allemagne pour remettre le régulateur la Bafin sur le droit chemin après la déshérence Wirecard, le Enron du paiement digital européen (opérant sous licence allemande). 

The Clash Francfort est une place de corporate banking. Pictet n’est pas une banque d’affaires et n’offre pas de crédits commerciaux. Elle ne preste que de la gestion de fortune. En Allemagne, les actifs de Pictet Europe n’atteindront pas vingt pour cent du PIB. Ils pourront être structurés internationalement de sorte à ce que l’établissement ne devienne pas systémique en vertu des autres critères. Selon les explications prodiguées depuis Genève mercredi, les actifs de la clientèle de la banque européenne actuellement en dépôt au Luxembourg y restent et ne seront « donc pas transférés en Allemagne ». Pictet Luxembourg continuera à exercer ses activités bancaires au Grand-Duché en tant que succursale de Francfort. La Bafin sera responsable de la surveillance prudentielle via l’IPU de Francfort, mais l’entité luxembourgeoise restera sous le contrôle de la CSSF pour le conduct (anti-blanchiment et Mifid, connaissance du client). Peut-on parler de supervisory shopping ? Des commentateurs affirment au Land que les opérateurs financiers préfèrent s’adresser à un régulateur national, potentiellement plus constructif dans une logique de place qu’une institution européenne dépourvue d’intérêt national. Mais dans un pays, le Luxembourg, en proie au bashing pour l’ensemble de son œuvre, l’équilibre entre sérieux et bienveillance réglementaires, est difficile à trouver. 

L’annonce du départ d’un siège européen de banque en marge des développements sur l’entreprise mère intermédiaire « n’est pas un bon signe », concède au Land Yves Maas, directeur du lobby bancaire, l’ABBL. C’est la pertinence même du headquartering luxembourgeois (porte d’entrée des investissements en UE) qui est battue en brèche. Bank of China et ICBC se posent la même question. Should I stay or should I go ? Ces derniers mois, des banques américaines comme J.P. Morgan ou Goldman Sachs ont étoffé leur gestion de fortune au Grand-Duché, mais aussi des françaises (Société générale ou BGL BNP Paribas). Le banquier luxembourgeois, et par ailleurs cadre de Credit Suisse, relève en outre que CRD V « offre aussi des opportunités ». Dans une prise de position officielle, l’ABBL explique que les banques revoient régulièrement leur stratégie, ce inclus leur structuration géographique et organisationnelle. « Over the last years, we have seen more inflows of banks than outflows, and believe that Luxembourg remains an attractive financial centre for a wide range of financial institutions and service providers », rassure le lobby dans le cadre du questionnement sur l’impact de CRD V, dans la droite ligne du message véhiculé par son représentant en banque privée, Pierre Étienne. L’ABBL ne s’attend d’ailleurs pas à un changement à la tête de son Private Banking Group. Et à l’ABBL, on s’y connaît en gouvernance.

Pierre Sorlut
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