La Cour grand-ducale avait tout fait pour que ce livre ne puisse pas paraître, fermant ses archives à double tour, licenciant sans préavis son bibliothécaire, chargeant l’archiviste d’écrire en toute hâte une œuvre plus complaisante. Josiane Weber ne s’est pas laissée intimider, elle a continué patiemment son travail, accumulant les documents et les indices, fouillant dans les archives privées et les archives étrangères ce qui semble hors d’accès ou définitivement détruit. Et elle a trouvé ! Cent ans après les faits nous avons enfin devant nous la première biographie de la malheureuse Grande-Duchesse Marie-Adélaïde, le récit d’une tragédie, un très beau livre qui se lit comme un roman et met fin à un tissu de légendes que des générations d’âmes pieuses et de courtisans sans scrupules avaient tricoté.
La biographie commence comme toutes les biographies par la naissance de l’héroïne, le 14 juin 1894 au château de Colmar-Berg. Le baptême se fit en toute intimité. Le grand-duc Adolphe, qui n’avait ni apprécié le mariage de son fils avec l’infante du Portugal, ni le pacte conclu par Paul Eyschen avec le Vatican pour l’éducation catholique de ses petits-enfants, refusa d’assister à la cérémonie. L’enfant fut élevé dans les châteaux de Bavière, entouré d’un cordon de courtisans allemands et de curés luxembourgeois. Elle ne fréquenta pas l’école et fut instruite par un professeur particulier en présence de sa mère. Son caractère fut marqué par ces années de solitude, elle devint hautaine, rigide et timide.
Le 18 juin 1912, quatre jours après son 18e anniversaire, Marie-Adélaïde accéda au trône, acclamée par son peuple. La fête dura une semaine. Le 25 juin, le Parlement luxembourgeois vota une loi scolaire qui avait le tort de déplaire au clergé en déchargeant les instituteurs de l’enseignement du catéchisme. La pauvre Grande-Duchesse fut soumise à une pression intense de la part d’éminences grises venues la mettre en garde, le président des associations catholiques, le président du parti de la droite, l’évêque, le grand chambellan, la dame de compagnie, le confesseur de l’ordre des rédemptoristes. L’occasion était trop belle pour annuler ce qu’une large majorité parlementaire avait décidé et pour porter au pouvoir le parti catholique. Il suffisait de ne pas signer. La jeune Grande-Duchesse hésita longtemps et finit par signer.
Pendant que le ciel s’assombrissait sur l’Europe, Marie-Adélaïde rendit visite aux Cours de Bade, de Belgique et des Pays-Bas. Elle aurait voulu également rencontrer l’Empereur d’Allemagne. Il y eut au moins quatre tentatives pour la présenter à Guillaume II pendant les séjours que celui-ci fit à Bad Kreuth, Urville-Metz, Bad Homburg. La dernière demande fut lancée fin juin 1914, deux jours après l’attentat de Sarajevo. Il n’était pas venu à l’esprit de la Grande-Duchesse et de son entourage que l’Empereur avait d’autres soucis, préparer une expédition punitive contre la Serbie et mettre à jour le Plan Schlieffen qui prévoyait l’invasion du Grand-Duché.
Savait-elle que l’Allemagne n’avait pas la moindre intention de respecter la neutralité luxembourgeoise ? Savait-elle que le destin promis à son Grand-Duché était dès 1913 de rejoindre le Reich allemand en qualité de « Bundesland » ? Josiane Weber pense que oui, vu les rapports étroits qui liaient le Grand-Duché de Luxembourg au Grand-duc de Bade par la personne de son souverain qui était son oncle et le cousin de l’Empereur et qui lui rendit une visite impromptue, une semaine avant l’invasion, le 26 juillet 1914. Les rapports de l’ambassadeur allemand étaient éloquents : « Ich weiss, dass die Grossherzogin sich im Herzen als die Tochter eines deutschen Fürstenhauses fühlt und für die Persönlichkeit unseres Allergnädigsten Herrn besondere Verehrung hegt. » (151; 164)
Sachant cela, on attribuera aux protestations de la Grande-Duchesse lors de l’invasion la valeur qu’elles méritent. Que signifiait l’appel à l’Empereur de prendre sous sa protection « les droits du Luxembourg » (selon la version imprimée du télégramme, selon l’original : « les intérêts ») ? Il n’est pas vrai que la Grande-Duchesse ait barré la montée de Clausen avec sa voiture, elle attendit tranquillement dans son Palais et reçut les deux généraux qui commandaient les troupes allemandes.
Un épisode rocambolesque traduit mieux que de longues diatribes l’état d’esprit de la Cour. Le 22 août 1914, la Grande-Duchesse eut la mauvaise idée de faire une excursion en compagnie de sa mère, la Grande-Duchesse Marie-Anne, de la comtesse de Mongelas, du Grand Chambellan von Syberg et du Maréchal de la Cour von Ritter pour assister au spectacle féérique du bombardement de la forteresse de Longwy. Ils franchirent la frontière à Rodange et s’arrêtèrent dans l’entrée de Longlaville, aussitôt rejoints par une vingtaine d’habitants, dont le cafetier Perrard qui aurait dit : « Meng léif Madame oder Joffer, wann Der nach eng sidd. » Ensuite il aurait parlé des Allemands en termes fort peu respectueux (« Schäisspreisen », « Dreckspreisen », « houere Preisen ») qui auraient fortement irrité les accompagnateurs de la Grande-Duchesse. (197)
À partir du 28 août, l’Empereur s’installa à Luxembourg pendant un mois en même temps que son État-major. Josiane Weber a établi qu’il rendit visite à la Grande-Duchesse au moins cinq fois. Le ministre d’État Paul Eyschen ne fut convié à aucun de ces entretiens. On lui attribua plus tard la rédaction du toast prononcé par la Grande-Duchesse qui aurait selon ses détracteurs comporté une référence aux glorieuses armées allemandes. Josiane Weber a retrouvé des formulations quasi identiques dans les télégrammes envoyés en mars 1915 à l’Empereur et au prince Adalbert. (214)
On peut se demander ce qui a poussé la Grande-Duchesse à la fin de l’année 1914 à engager l’épreuve de force avec le gouvernement Eyschen dans la situation précaire où se trouvait le pays à ce moment-là. Se sentait-elle en position de force en présence des troupes allemandes et de l’amitié nouée avec l’Empereur ? L’ambassadeur allemand était pourtant inquiet devant l’emprise cléricale et les risques de division et de troubles qui en résultaient pour le pays. Les incidents semblaient mineurs, comme l’affaire des nominations de bourgmestres. Emile Mark avait été élu haut la main et disposait l’une majorité solide. Marie-Adélaïde reçut néanmoins le conseiller communal Hausemer pour le convaincre de se porter candidat. Comment comprendre son refus de nommer des monarchistes convaincus comme Brincour, Oster ou Welter ? Comment expliquer sa tentative d’imposer à une majorité de gauche un gouvernement de droite et de dissoudre ensuite la Chambre ? Comment comprendre un comportement carrément suicidaire ?
Josiane Weber refuse l’explication par l’âge ou le sexe. Marie-Adélaïde était consciente de ses actes et elle agissait sur la base d’un projet politique. Elle voulait abolir le régime parlementaire (284) et instaurer un État autoritaire chrétien (337). Ses modèles étaient Guillaume II et Philippe II, elle était animée par une idéologie fondamentaliste. Le Luxembourg était à deux doigts d’une intervention militaire allemande demandé par l’ambassadeur von Buch dans une lettre au Kaiser datée du 26.11.1915 : « Ich darf daher Eurer Exzellenz anheimstellen, mich hochgeneigtest ermächtigen zu wollen, mit dem Befehlshaber der Truppen in diesem Sinne Rücksprache zu nehmen. » Le Kaiser nota en marge qu’il faudrait ramener « cette bande » à l’ordre, par quoi il entendait les Luxembourgeois toutes nuances confondues (304) En juillet 1917 il récidiva dans le même sens: « Dieser Grössenwahn muss diesen Schweineigels ausgetrieben werden. » (407)
Selon l’historienne les différents ministères qui se succédèrent à partir de novembre 1915 auraient essayé de corriger la politique étrangère du pays. La Grande-Duchesse ne changea pas d’attitude et resta fidèle à elle-même jusqu’à la fin. En octobre 1918 le gouvernement demanda à l’Allemagne de bien vouloir contourner le Luxembourg en cas de retraite. La Grande-Duchesse crut bien faire en s’adressant au Pape pour qu’il prie toutes les puissances à éviter le Luxembourg, ce qui aurait interdit aux troupes alliées de libérer le pays. Le chargé d’affaires Lefort s’indigna : « Je ne sais pas qui a pu conseiller à la Grande-Duchesse de s’adresser à tout propos au Pape. Les Alliés ne l’aiment guère. »
Josiane Weber rend justice aux républicains de 1918-1919 sur deux points. Si le Luxembourg faillit perdre son indépendance après la fin de la guerre, elle le doit à la Grande-Duchesse Marie-Adelaïde. Et celle-ci n’a pas abdiqué volontairement, mais parce qu’elle y avait été contrainte par les manifestations. La Grande-Duchesse Charlotte tira la leçon de ces événements en renvoyant tous les courtisans allemands, y compris sa mère, et elle ne s’opposa plus à aucun acte législatif ou gouvernemental. En 1937, ce ne fut pas la monarchie qui menaça les libertés et voulut imposer un État autoritaire et chrétien, mais la droite.
Face au plaisir que nous a donné ce livre, il nous reste peu de choses à redire. On peut tout au plus s’étonner de voir affublés du titre de « socialistes » le ministre Braun, le bourgmestre Daubenfeld (237), de « militant socialiste » Emile Mark (244), de « députés socialistes » les Flesch, Kayser, Krombach. (319). À la fin du livre, nous avons appris que la Grande-Duchesse aurait peut-être le mérite d’avoir voulu introduire le droit de vote des femmes : « Die Frage, ob Marie Adelheid (…) auch den Frauen das Stimmrecht geben wollte, muss angesichts mangelnder Quellen offen bleiben. » Elle indique comme source Renée Wagener. (435) Celle-ci écrit dans l’ouvrage indiqué: « Auch die Frage, ob Maria-Adelheid eventuell selbst die Idee ins Spiel gebracht haben könnte, dass auch die Frauen darüber mitentscheiden sollten, muss offen bleiben. » Renée Wagener indique comme source Josiane Weber. C’est ainsi que naissent les légendes.