André Linden est un homme discret. Il n’aime pas parler de lui, ni être au centre de l’attention. « Je dois traverser cet exercice qui n’est pas dans mon répertoire normal », disait-il ce mardi soir à l’abbaye de Neumünster, lors de la présentation de son livre Luxemburgs Exilregierung und die Entdeckung des Demokratiebegriffs. Philosophe et germaniste de formation, Linden est entré en 1984 chez Sorematec, le département marketing de Ferrero. Durant plus de trente ans, il y sondera la psychologie de consommateurs par des études de marché et des panels de discussions à travers l’Europe. Linden passera ses années chez Ferrero à faire la navette entre Luxembourg et la bourgade piémontaise d’Alba, rapportant directement à Michele Ferrero, le patriarche de la multinationale de confiserie.
En 1999, André Linden fait sa première sortie publiciste, en signant un article dans le recueil Le Luxembourg des années 50. Long d’une quarantaine de pages, le texte est un ovni que l’auteur peine à décrire. Dans une courte introduction, il évoque une « esquisse impressionniste », faite de « paraphrases, métaphores et montages » : des « mood statements ». Linden y procède à une « analyse subjective » de textes, de films et de photos qu’il mélange aux souvenirs de son enfance dans une cité SNHBM à Bonnevoie. Dans ce texte dense et vertigineux, d’une réelle qualité littéraire, il passe de l’épuration à l’amnistie, du mariage princier à la Ceca, de Josy Barthel à l’Atomium, d’une aire de jeux à la psychiatrie d’Ettelbruck.
Dans les années 2000 et 2010, au fil d’une série de courts essais sur l’Exposition universelle à Bruxelles, le tourisme ou les débuts du cinéma luxembourgeois, Linden se révèle un historien culturel très fin, capable de constituer un corpus de sources et d’en extraire la quintessence. Éparpillées dans différents catalogues de musées, ces études en miniature ont été rédigées pendant ses congés et week-ends. Méticuleusement, l’historien du dimanche construit une œuvre. Son background professionnel transparaît de manière la plus manifeste dans un court article de 2014, consacré aux petites annonces publiées durant la Première Guerre mondiale. Les commerçants tentent de convaincre leurs clients que ce qu’ils vendent n’est ni de la « Ausschussware » ni de la « Kriegsware », et en garantissent la « Friedensqualität ». La marque de lessive Persil joue la carte patriotique et prise ses qualités pour la « Verwundeten-Wäsche » : « Persil entfernt Blut und Eiter spielend ».
En 2002, Linden publie une analyse remarquée des allocutions radiophoniques de la Grande-Duchesse sur la BBC, éditée dans le cadre de l’exposition …et wor alles net sou einfach. Les discours de la « mère souveraine s’adressant à ses enfants-peuple » étaient jusque-là entourés d’une aura quasi-mystique. Linden a été le premier à en étudier le contenu. Il en révèle le sous-texte, excavant les brouillons autographes de Pierre Dupong et de Joseph Bech qui précédaient le script final. C’est avec étonnement qu’il constate que, dans les quatorze discours retrouvés, le terme de « démocratie » n’apparaît qu’à une seule reprise, en référence aux « grands chefs démocrates, Churchill et Roosevelt ». Quand la Grande-Duchesse s’adressait aux Luxembourgeois, elle se référait à la doctrine chrétienne.
En 2016, Linden prend sa retraite. Alors qu’il avait obtenu son Magister en philosophie à Heidelberg en 1981 avec un travail intitulé « Preisgabe der persönlichen Identität » (dans lequel il traite des travaux du philosophe anglais Derek Parfit), le sexagénaire décide de retourner sur les bancs de la fac et s’inscrit comme étudiant en histoire à l’Uni.lu. Trois ans plus tard, il soutient son travail de Master 2, qui est sorti cette semaine sous forme de livre de poche (208 pages) aux Éditions Forum et Capybarabooks.
Dans sa vie professionnelle, André Linden a accompagné le développement, le packaging et la commercialisation d’une panoplie de nouveaux produits de confiserie. Dans son travail de maîtrise, il analyse comment quatre ministres et une Grande-Duchesse improvisent un nation branding avant la lettre. Car pour assurer sa survie politique, le gouvernement en exil doit d’abord convaincre les Alliés que le Luxembourg existe pour de vrai et n’est pas un État d’opérette. C’est de manière sobre et minutieuse, sans révérences « staatstragend » ni imputations accusatrices, que Linden procède à une relecture de sources, en grande partie accumulées dès la fin des années 1980 par le diplomate Georges Heisbourg ainsi que par Emile Krier et Emile Haag, l’ancien duo d’historiens de l’Athénée.
Aux yeux des Luxembourgeois restés au pays, l’image qui domine en 1940 est celle des « mauvais ministres » qui ont forcé la « bonne » Grande-Duchesse à abandonner ses sujets. Avec beaucoup de doigté, Linden démêle les relations, par moments conflictuelles, entre la Grande-Duchesse et les ministres exilés. Il y a de petites irritations, comme lorsque Victor Bodson se plaint du prince Félix qui frayerait trop avec les Habsbourg. Mais c’est durant les premiers mois d’exil, alors que tout flotte dans l’incertitude, que les rapports entre gouvernement et Cour sont le plus tendus. Durant le printemps et l’été 1940, la Grande-Duchesse veut vite rentrer au Luxembourg : « Mon peuple le demande ». Le gouvernement est sidéré, pressentant qu’un tel retour va « paralyser » sa capacité d’agir à l’international. Le ministre des Affaires Étrangères, Joseph Bech, s’oppose catégoriquement aux désirs de retour de Charlotte : « Si la masse se laisse emporter, il faut d’autant plus que nous gardions la tête claire ».
Linden y voit l’expression « des intérêts particuliers du trône et de la dynastie ». Il cite une lettre datée du 15 juillet 1940 dans laquelle le chambellan Hugues Le Gallais fait miroiter à la Grande-Duchesse la possibilité d’un arrangement avec l’occupant, « même dans des conditions peu favorables pendant un certain temps ». Et de lui rappeler que « ne pas rentrer pourrait entraîner, en cas de victoire définitive allemande, la perte du trône ». Selon Linden, « l’hypothèse sous-jacente » de ces « réflexions » semble avoir été « dass das luxemburgische Territorium als eine eigene, ihrer Form nach noch näher zu bestimmende Einheit des Deutschen Reiches fortbestehen könnte, über die die Dynastie eine wie auch immer reduzierte Form ihrer eigenen Herrschaft ausüben würde ». L’arrivée du Gauleiter Simon en août 1940 rendra caducs ces scénarios échafaudés dans l’entourage de la Cour. Le même mois, la Grande-Duchesse insiste pour se rendre à Londres où elle veut intervenir auprès des Windsor, en particulier la Reine Mary. Joseph Bech, au départ opposé à cette visite pour des raisons de sécurité et de neutralité, finit par l’accompagner.
Nommé « ministre plénipotentiaire » par la Grande-Duchesse en août 1940, Le Gallais mettra à disposition ses « relations mondaines » (il est marié à une Vénitienne issue d’une famille patricienne), son réseau politique à Washington ainsi que son « sens parfait de la psychologie américaine ». (Il recommande ainsi au prince Félix d’être « constamment in the spotlight ».) Les quatre ministres réfugiés ressentiront l’ambitieux ex-manager de l’Arbed comme une source d’irritation. Victor Bodson s’offusque de le voir « jouer son cinquième ministre », tandis que Joseph Bech ne goûtera guère ses initiatives diplomatiques : « Ayez seulement soin de ne pas faire dans la haute politique, ce qui n’a jamais vraiment réussi aux représentants des petits et surtout des tout petits pays ». Même durant la guerre, Le Gallais gardera ses anciens réflexes bourgeois et idéologiques. Quand l’ancien ministre socialiste de la Justice, Léon Blum, s’installe aux États-Unis en 1942, Le Gallais adresse une « lettre personnelle et confidentielle » au Premier Ministre, Pierre Dupong, pour le mettre en garde contre « le risque de voir se créer à New York une pépinière d’agitateurs socialistes ».
Linden évoque la « fortwährende Verunsicherung » d’un gouvernement en exil qui se retrouve coupé du Parlement et du peuple, et qui peine à interpréter les nouvelles qui lui en parviennent. L’adhésion de masse à la Volksdeutsche Bewegung fait initialement douter Joseph Bech de l’attitude patriotique des Luxembourgeois. Les hauts fonctionnaires et ministres réfugiés constituent un mini-réseau intercontinental : Une petite quarantaine de personnes réparties entre Montréal, New York, Washington et Londres. Linden émet l’hypothèse de l’exil londonien comme « lieu d’apprentissage de la démocratie ». De la cohabitation avec les Alliés, les huit autres gouvernements exilés et le mouvement syndical international serait née une vision partagée sur le passé, le présent et l’avenir européens.
Au-début, l’argumentaire luxembourgeois reste axé sur la neutralité et le droit international. Un formalisme légaliste et prudent qui aurait créé « un point aveugle », estime Linden, comme si l’agression nazie n’avait été qu’un événement de politique extérieure. Dans les premiers mois qui suivent l’invasion, le gouvernement gardait encore l’espoir qu’en cas de victoire nazie, on pourrait éventuellement entamer des négociations avec les Allemands en revendiquant son statut de pays neutre. Ce discours bascule lorsque le gouvernement se rend à l’évidence que la neutralité est, selon les termes de Bech, « morte, bien morte ». En janvier 1941, le ministre des Affaires Étrangères perçoit clairement le risque d’apparaître comme des « half-hearted allies » aux yeux des Anglais. Il plaide pour que le gouvernement transfère son siège de Montréal à Londres et assume son « poste de combat » sous le Blitz. Une absence prolongée serait considérée par les Britanniques « comme la manifestation d’un doute dans la victoire anglaise ».
En intégrant le camp des alliés, le gouvernement luxembourgeois en adopte le « répertoire canonique », note André Linden. La référence démocratique fait donc son entrée dans les discours. En septembre 1940, la Grande-Duchesse s’adressait aux Luxembourgeois : « Dir stitt all ewe’ é Mann, an âler Trei, zum Tro’n an zur Hemecht ! ». Trois mois plus tard, Dupong évoquera la défense « des libertés personnelles de nous tous ». Linden explique avoir voulu retracer « l’ascension sémantique » du terme « démocratie ». Il s’intéresserait plus à sa circulation qu’à son contenu. En lisant Linden, on est frappé par sa précision herméneutique. Mais, par moments, son analyse semble manquer de profondeur historique. Il omet ainsi de confronter les beaux discours de l’exil aux réalités de la politique intérieure qui les ont précédés. Le fait que Joseph Bech ait été l’auteur en 1937 du projet de loi « pour la défense de l’ordre politique et social » (mieux connu comme « loi muselière ») est mentionné dans une demi-phrase. Quant aux tendances corporatistes, anti-libérales et anti-parlementaires qui avaient fleuri au sein du catholicisme politique, elles sont passées sous silence. (En même temps, un tel élargissement du cadre chronologique aurait fait sauter les limites d’un travail de Master.)
À partir de 1941, les ministres chrétiens-sociaux et socialistes s’alignent sur la rhétorique rooseveltienne. La démocratie doit également être sociale, et le gouvernement se targue désormais de la sécurité sociale et de l’instruction publique qu’aurait connus le Luxembourg : « Rich and poor alike attend the same elementary schools, lit-on dans le Luxembourg Grey Book, une publication propagandiste de 1942. This has proved of great importance in the formation of a true democratic spirit. » Deux ans auparavant, le gouvernement en exil avait évoqué « une prospérité matérielle extraordinaire dépassant celle de ses voisins ». Ce bien-être affiché était censé fournir la preuve de la qualité de l’État luxembourgeois, dont les réussites seraient « enviées » par « beaucoup de grands peuples ». Cette figure discursive du « génie du peuple luxembourgeois ayant créé de toutes pièces un État moderne » semble tout droit issue d’une brochure de la CGFP.
Le coup de marketing le plus réussi aura été d’avoir repeint la Grande-Duchesse en monarque démocratique. Le gouvernement en exil croit savoir que « l’Américain moyen » rencontrerait un souverain étranger « matt engem lichten Misstrauen an ewel och engem grousse Virwëtz ». La presse américaine note avec satisfaction que Charlotte est accueillie « with a democratic handshake » par Eleanor Roosevelt à la Maison Blanche. Franklin D. Roosevelt himself recommandera que la Grande-Duchesse fasse une tournée à travers les États-Unis, « afin d’approcher le public américain ‘in the democratic way’ ». Cette démocratisation de l’image grand-ducale atteint son paroxysme en septembre 1944. À la mairie de New York est célébré en grande pompe le 700e anniversaire de l’affranchissement de la Ville Luxembourg par Ermesinde. Dans son discours, Pierre Dupong stylise cette charte médiévale, « which became the Magna Charta of our country », en événement fondateur de la démocratie luxembourgeoise.
« Am Ende ist Charlotte eine geistige Nachfahre von Ermesinde ; das Referendum von 1919, welches auf Ihre Initiative zurückgeführt wird, entspricht dem Freiheitsbrief von Ermesinde aus dem 13. Jahrhundert », note Linden. Au bout de quatre ans d’exil, le processus de transformation est complet. Linden résume cette révision par une équation : « Luxemburg=Charlotte=Ermesinde=Demokratie=Luxem-burger ». Une continuité millénaire fantasmée qui doit surtout faire oublier un passé beaucoup plus récent et beaucoup moins glorieux.
Dans une allocution radiophonique diffusée pour la Saint-Sylvestre 1940 par la BBC, Pierre Dupong tente une première fois d’expliquer aux Luxembourgeois les raisons de la fuite. Il évoque ouvertement les compromissions sous l’occupation allemande précédente. « Sech eröm drecken » n’aurait pas été une option, les Alliés ne le pardonneraient pas une seconde fois. « Protester seulement sur le papier, seulement pour la forme, du bout des lèvres, pour après collaborer encore plus avec les Preisen », un tel scénario n’aurait pu être rejoué. « Nous avons dû faire plus que ce que nous avions fait en 1914 » : « Besonnesch och no dem wat der Großherzogin Marie-Adelheid geschit wor ». Après avoir écouté ce discours gravé sur trois disques, Joseph Bech décide de censurer son Premier ministre. Le passage est coupé au montage, quitte à inventer un prétexte : « Malheureusement, le premier disque était détérioré, au point qu’il n’y avait pas moyen de le jouer ».