Une douce lumière d’automne plane sur la ruelle médiévale où se situe la galerie Hobusepea, à deux pas de la grand place de Tallinn, capitale de l’Estonie. L’artiste Laurianne Bixhain nous accueille tout sourire à l’ouverture de sa première exposition en pays balte. Elle est invitée à un pas de deux avec Krista Mölder, plasticienne estonienne bien établie après vingt ans de carrière. En dépit des 2 000 km qui les séparent, la relation des deux artistes s’est consolidée et enrichie autour de la photographie, leur langue commune.
À l’été 2014, Krista Mölder est une des premières artistes à poser ses valises aux Annexes du château de Bourglinster, le temps d’une résidence. Les anciennes écuries accueillent aussi Laurianne Bixhain, photographe belgo-luxembourgeoise qui prépare sa première exposition individuelle au Centre d’art Nei Liicht, intitulée Bathing by electric light. L’étincelle ne manque pas de prendre entre les deux artistes, qui se découvrent des intérêts communs. Dans une approche tactile et matérielle de l’image, toutes deux s’intéressent aux liens que l’homme entretient avec la technique, ainsi qu’aux processus de transformation que traversent et vivent matières premières, objets, outils, tout autant que les acteurs de ces métamorphoses. « Ce qui m’a intriguée, confie Laurianne, c’est la formation première de Krista en tant que géographe. Sa pratique se caractérise par une manière singulière de lire un territoire et d’habiter l’espace. » À Krista de préciser : « Quand je voyage pour une résidence, l’objectif est de faire évoluer mon travail, mais aussi de me connecter à d’autres professionnels de l’art, de semer des graines dans des terreaux fertiles. Les environnements nouveaux et incertains ouvrent des brèches, des possibilités d’explorer l’inconnu. »
Un saut dans le temps nous mène en 2022. Krista Mölder s’installe pour une résidence de six mois au Wiels à Bruxelles. Depuis 2018, ce Centre d’art travaille en partenariat avec le Centre estonien de développement de l’art contemporain (l’équivalent de Kultur :lx). Voilà l’occasion idéale pour renouer avec Laurianne, qui fréquente régulièrement la capitale belge. L’idée d’exposer ensemble fait son chemin, motivée par l’envie d’explorer et de construire une histoire commune.
L’endroit ciblé est la galerie Hobusepea à Tallinn, ouverte en 2003, à la veille de l’entrée de l’Estonie dans l’Union européenne. Géré par l’association des artistes estoniens, ce lieu a pour priorité de présenter la création contemporaine du pays. Le dossier de candidature du binôme est accepté et l’aventure commence. Dans une volonté de trouver le juste balancement entre leurs univers respectifs, et même plutôt ce point de vacillement où la rencontre visuelle génère une floraison nouvelle, les artistes se donnent rendez-vous à l’été 2024 pour échanger et penser l’exposition à venir sur l’île de Hiiumaa. La Kordon Art Residency fournit un cadre naturel intime et paisible, où les choix se font de façon fluide, tant les liens entre les images des deux artistes apparaissent évidents.
L’exposition s’ouvre sur une composition de Krista Mölder de format modeste, où l’on distingue le bout d’une aile et le nez d’un avion à travers un voile de brouillard grisâtre. L’enveloppe épidermique douce et palpable résulte d’un procédé de fabrication analogue subtilement manipulé pour faire apparaître une fine couche d’argent métallique. Alors que le corps aéronautique se caractérise techniquement par sa lourdeur brute, son expression matérielle tend ici à s’en détacher. « Dans les anciens portraits de famille », explique Krista, « cette réaction chimique fait progressivement disparaître les visages et les corps. De l’humain, il ne reste que des touches argentées qui réfléchissent une lumière, une vie nouvelle ». Le ton de l’exposition est ainsi posé autour de l’intérêt pour la matière, pour la fabrication d’images et les transferts de sens qui en résultent.
Laurianne Bixhain y répond avec cinq photographies de la série anciennement intitulée Nom de sommeil, présentées au Mudam lors de l’exposition Freigeister. Rebaptisées The day begins with a loud boom, ces images portent sur la production et la circulation de biens tels que les verres pour automobiles et les diamants. Un univers parallèle émerge à travers une ambiance froide, stérile et en mouvance constante, sorte de laboratoire d’expérimentations où les changements d’état se dessinent dans des jeux d’ombres et de lumières évocateurs. Pour l’artiste, les objets qui en résultent contiennent le récit de leur parcours et le travail humain qui s’y dépose.
C’est à travers ce même prisme que doit être envisagé le titre de l’exposition The sum of the words that accumulate within us tiré de l’œuvre de Monique Wittig. L’écrivaine féministe nourrit les recherches de Laurianne et développe sa pensée dans La marque du genre : « Employer un mot, l’écrire ou le parler a sur la réalité matérielle un impact, un effet, comparable à celui d’un outil sur un matériau. /.../ Chacun de nous est la somme des transformations effectuées par les mots ». Ainsi, les images présentées à Tallinn ne sont pas seulement des pièces sélectionnées séparément et accrochées côte à côte aux murs de la galerie, mais elles formulent un dialogue sensible en se répondant par des échos visuels qui tissent une architecture invisible, un espace mis sous tension.
Un changement d’ambiance s’opère lors qu’on descend au sous-sol tamisé de la galerie, dédié au travail de Krista Mölder. Les pistes de réflexion initiées au rez-de-chaussée se poursuivent et s’étoffent. Des planeurs s’offrent au visiteur. Thème récurrent chez l’artiste estonienne, ces engins formulent une transition provisoire entre deux univers. « L’idée du planeur incarne le concept d’une présence humaine contenue dans un cocon fragile, représentant une relation radicalement différente à la technologie et au matériau exploité – impliquant l’intimité, l’acceptation et la vulnérabilité plutôt qu’un rapport de force ». Ce sont ces planeurs qui nous portent vers l’ultime œuvre de l’exposition, une installation étonnante à base de verres optiques soumis à une solution argentique leur conférant une pellicule réfléchissante. Ils flottent au mur tels les notes d’une partition sacrée, s’adressant directement au visiteur qui y voit sa propre image, mais dont les pensées voyagent aussi à travers les ondes de lumière qui se réfléchissent au mur depuis les plaques métalliques posées au sol. En écho à la première œuvre de l’exposition, le visiteur est immergé dans ce qui est le principe même de la photographie. Un miroir, comme la rencontre des deux artistes, de deux nations émancipées de leur géographie par la culture.