À cette époque-là, au tournant de la décennie 1950/60, le Luxembourg comptait 300 000 habitants, moins de la moitié d’aujourd’hui, et plus de 20 000 exploitations agricoles dont vivaient souvent des familles nombreuss (2019 : 1 872, source : Statec). Dès l’après-guerre, Mathias Berns (1913-2006) s’est érigé en leur défenseur en fondant la Centrale paysanne ou Bauerenzentral, organisation professionnelle regroupant tout le monde rural et formant alors, avec l’Église catholique et le CSV, le triumvirat conservateur, fondateur de l’identité luxembourgeoise de la deuxième moitié du vingtième siècle. En guise de symbole de l’affirmation de la profession, la société de la gestion du patrimoine de la Centrale paysanne – Cepal S.A. construira, à partir de 1958, tout un site industriel au centre au pays : l’Agrocenter de Mersch. Comme une nouvelle cathédrale, le premier bâtiment-tour du pays, la tour des machines haute de 66 mètres (dépassée en 1966 par le Héichhaus au Kirchberg, haut, lui, de 78 mètres) toisera alors fièrement l’éternelle concurrente économique, l’industrie sidérurgique installée depuis la fin du XIXe siècle dans le Sud du pays.
Aujourd’hui, les vestiges industriels de la sidérurgie sont sacralisés à Belval, Schifflange ou Differdange, intégrés dans des villes nouvelles comme landmark rappelant les temps glorieux, alors que l’Agrocenter est en train de disparaître, faisant place à un nouveau village, Les rives de l’Alzette, qui répond au besoin criant en logements à Luxembourg. Une initiative privée, lancée dans la foulée de la campagne électorale de 2018, pour sauver au moins un élément architectural, le hall de réception des grains (dite Kärenhal), ayant échoué, il n’en reste plus que des déblais sur un terrain qui vaut de l’or. La nouvelle loi pour une protection plus systématique du patrimoine culturel, déposée il y a un an par la ministre de la Culture Sam Tanson (Déi Gréng) et actuellement en discussion à la Chambre des députés, viendra trop tard pour l’Agrocenter.
Conscient de l’importance symbolique de ce site dans l’inconscient collectif, le Centre national de l’audiovisuel a eu la présence d’esprit de mandater Christian Aschman de la documentation de l’Agrocenter avant l’arrivée des énormes machines de destruction, ayant à charge le démontage et le déblaiement de 500 000 mètres cubes de bâtiments. Aschman, qui s’est plusieurs fois déjà illustré comme excellent observateur de l’architecture dans ce qu’elle a de plus touchant – les dichotomies plein/vide et ombre/lumière, mais aussi l’ambiance qui en naît –, notamment dans Lëtzebuerg Moderne, avec Joanna Grodecki et Robert L. Philippart (Maison Moderne, 2013), y est allé se promener à de nombreuses reprises à partir de 2018. De ces explorations sur un site complètement déserté, il a ramené des impressions qui ne sont pas sans rappeler les images de Prypiat, désertée après l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl : la végétation plantée lors des différentes phases de construction il y a cinquante ans est désormais luxuriante et semble vouloir reprendre ses droits. À côté de l’exposition actuelle au CNA, qui montre une sélection de quelque 90 photos (soit un dixième de sa récolte ; voir d’Land du 12 juin), le projet comprend aussi la publication d’un gros livre, qui est beaucoup plus qu’un simple catalogue d’exposition. Et ce grâce surtout à un passionnant texte de l’historienne Antoinette Lorang.
Celle qu’on connaît comme documentaliste du patrimoine industriel et social, surtout du Sud du pays, déroule sur une vingtaine de pages une véritable enquête sur l’architecture, l’esthétique, et, forcément aussi l’idéologie du site. L’histoire qu’elle raconte est celle d’un ambitieux visionnaire, Mathias Berns, grand voyageur, lettré, « d’une grande culture générale », « excentrique et ouvert sur le monde » (p.103), qui ramenait plein d’idées de ses nombreux périples. Selon la thèse de Lorang, fondée sur ses recherches comme sur les entretiens qu’elle a pu mener avec des proches, il connaissait par exemple la Basilique souterraine de Lourdes (Eugène Freyssinet, 1956-58), dont l’ambiance n’est pas sans rappeler le silo de stockage à Mersch. Berns s’est associé aussi bien avec l’architecte luxembourgeois Arthur Thill (transformation du cinéma Marivaux ; Eldorado, Ciné Europe, Grand Hôtel Cravat) qu’avec une société suédoise, qui deviendra Agriconsult, pour la construction des premiers bâtiments à Mersch, soit le silo avec la tour des machines et le hall de réception des grains, suivis par l’abattoir, l’usine d’aliments composés ou le bâtiment pour machines frigorifiques. En tout, une trentaine de bâtiments y furent érigés.
Au-delà d’une description très détaillée de l’architecture, de ses matériaux et de ses couleurs, Antoinette Lorang en décrit aussi la genèse – toujours par rapport à une fonction – et surtout, elle contextualise et met en rapport ce site (longtemps si mal aimé des Luxembourgeois) avec ce qui se faisait alors ailleurs dans le monde. Le choix du béton par exemple, qui avait fait ses preuves dans l’agroalimentaire aux États-Unis, garantissant une conservation et une hygrométrie idéales pour les grains. Lorang s’abstient d’évoquer le brutalisme ou le structuralisme des Le Corbusier (qui a construit Chandigarh dans les années 1950) ou Louis Kahn (qui élève le béton au rang de matériau noble durant les années 1950-60). Pour une fois, le Luxembourg était alors ce que le gouvernement Gambia voudrait tellement être aujourd’hui : moderne !
Or, dans un « pays au singulier » (Pol Schock, Land 30/20), où tout dépend toujours d’une seule personne, Berns n’avait pas de successeur de son acabit, qui pouvait s’enthousiasmer non seulement pour les nouvelles technologies de sa profession, mais aussi pour le savoir-faire d’une manufacture de tapisserie alsacienne, où il acheta une « vue d’Amérique du Nord » (les chutes du Niagara) pour orner la salle de réunion de l’Agrocenter. L’hybris de Berns fut déconstruit par Roby Mehlen de l’ADR/FLB tentant de le discréditer comme corrupteur dans le cadre de la Valissenaffär dans les années 1980/90. Et la grandeur du monde agricole disparut avec la globalisation.
Christian Aschman rend hommage à la dignité du travail de l’industrie agroalimentaire, dont l’actuelle crise du Covid-19 et le confinement de mars-avril ont rappelé le caractère systémique. Il s’est donné le temps de revenir encore et encore jusqu’à ce que les volumes, les couleurs (ah, ces pastels sur les murs et ses couleurs flashy dans les salles des machines !) et les avenues soient transcendés par la lumière naturelle. Ses cadrages sont souvent étonnants, parfois proches de l’abstraction, et les images se suivent par associations, ouvrant toujours de nouvelles lectures, souvent surprenantes. Une partie centrale constituée de photos d’archives complète ce livre-hommage au monde de hier qui ne peut plus être sauvé. Hors-Champs ne peut plus que dresser un constat nostalgique, comme une réhabilitation.